Après avoir reçu Eric Vuillard, la libraire les Temps Modernes à Orléans accueille un autre auteur publié chez Actes Sud. Mardi 20 septembre, Laurent Gaudé, romancier, nouvelliste et dramaturge, notamment récompensé par le prix Goncourt “(Le soleil des Scorta”, 2004), sera à Orléans pour présenter son dernier ouvrage, “Ecoutez nos défaites”.
Le roman commence par la rencontre entre Mariam, archéologue irakienne qui lutte contre le trafic d’œuvres d’art et Assem, agent des renseignements français. Après une nuit d’amour qui les a apaisés et unis, ils se retrouvent, chacun de leur côté, face à une épreuve. Le souvenir de cette nuit d’amour les aidera à affronter, pour l’une, la destruction d’œuvres antiques par l’Etat Islamique et pour l’autre, un agent secret américain soupçonné d’un trafic très particulier. Assem doit évaluer et neutraliser un homme qui lui ressemble, ayant comme lui mené des opérations obscures pour les renseignements occidentaux. Les parcours de ces deux personnages sont ponctués par les récits de trois héros : Ulysse S. Grant, Hannibal et Hailé Sélassié. Le premier a écrasé les confédérés. Le deuxième a défié Rome et le troisième a résisté au fascisme italien.
Extrait
Est-il possible que le 12 avril 1861 à 4h30 du matin ait été l’instant de sa résurrection ? Est-il possible que lorsque le jeune Beauregard, général des armées confédérées, a donné l’ordre à son artillerie de tirer sur Fort Sunter, dans lequel Robert Anderson s’était retranché avec ses soldats de l’Union, ce moment précis qui contient tant de morts, même si personne ne périra lors des trente-quatre heures qui suivront, trente-quatre heures de pilonnage pour réduire à néant le fort, trente-quatre heures pour que le dise sa sécession profonde, joyeuse, ce moment de l’affranchissement et du défi, incarné dans le face-à-face entre le jeune Beauregard et celui qui fut son maître instructeur à West Point, Robert Anderson qui, quelques années auparavant, avait été saisi par les talents du jeune sudiste qu’il avait proposé de devenir son assistant, est-il possible que cet instant de feu, où la pierre éclate, cette grande éructation de plaisir soit pour lui, Ulysses S. Grant un moment de résurrection ?
Il le sent. Il lit et relit l’article de ce petit journal de l’Illinois que son père a laissé sur la table dans cette odeur de teinturerie trop forte et il sait qu’une chance lui est offerte. Trente-quatre heures de tirs et, au bout, le drapeau blanc hissé par Anderson et le sourire du jeune Beauregard, les acclamations de toute la population du Sud. Fort Sumter est tombé.
Ces cinq destins racontés tous à la première personne du singulier nous amènent à répondre aux questions sous entendues dans le titre de ce roman : qu’est-ce qu’une victoire ? Qu’est-ce qui met un point final à un affrontement ? Laurent Gaudé dissèque la subtile nuance entre la notion de victoire et celle de défaite. Dans ce roman, ni l’une ni l’autre ne sont des finalités. Il y a des actes forts et déterminants mais c’est l’Histoire qui les transforme en dates mémorables.
En confrontant les époques et les temporalités, le livre prend une force incroyable. Nous accompagnons Assem et Mariam sur plusieurs jours, Grant pendant quelques années. Quant à Hannibal et Halié Sélassié, c’est la moitié de leur vie que nous suivons. En passant d’un être à l’autre, le lecteur dépasse les frontières et passe au-delà des séparations temporelles, sans être perdu grâce au rythme musical de l’écriture de Laurent Gaudé. Cette cohabitation d’époque démontre, en filigrane, la rapidité du monde actuel, accentuant la violence des actes et la passion des rencontres.
Les récits alternés entre ces cinq êtres permettent un transfert littéraire. Les véritables êtres s’humanisent, descendant de leur piédestal pour revenir aux origines de chaque légende. Les personnages fictifs se retrouvent portés par le souffle de l’Histoire. Les cinq regards sur ces mondes pluriels installent une véritable mélancolie car chacun observe sa propre cruauté et celle de ses contemporains. Qu’elle soit militaire, politique ou fanatique, la violence ne fait pas reculer Mariam, Assem, Grant, Hannibal ou Hailé Sélassié. Ils en ont conscience et décident de vivre avec leur part de responsabilité.
Au fur et à mesure de la lecture, les époques se rapprochent, le rythme s’accélère, les paragraphes se mêlent pour mieux installer une tragédie humaine. Il n’y a pas de victoire, juste des défaites qu’il faut entendre et accepter.
Julien Leclerc
“Ecoutez nos défaites” de Laurent Gaudé ed. Actes Sud 20€. 288 pages.