La leçon de Craonne

Saint-Ay. @J-P Delpuech.JPG.

Dans une interview donnée à Ouest-France, il y a quelques jours, le Président de la République française, Emmanuel Macron, indiquait dans quel état esprit il allait participer à cette itinérance mémorielle qui va le conduire sur les hauts lieux de la Première Guerre mondiale dans les régions Grand-Est et Hauts-de-France.

Monument aux morts de Dardilly (Rhône).@Wikipedia

Le Président a indiqué aux journalistes qu’il ne veut pas « simplement regarder l’histoire ». « Je veux rendre hommage et essayer de comprendre les leçons de cette histoire. C’est un message de célébration, de mémoire et d’avenir », a-t-il expliqué.

Notre jeune président philosophe, grand connaisseur de Paul Ricœur dont il fut l’assistant, ne s’exprime pas en son seul nom, c’est le chef de l’État qui parle dans sa voix, et c’est là toute la différence. Il entend, comme tous les Français, « rendre hommage », mais aussi « comprendre les leçons de cette histoire ».

Le 11 novembre, dans un petit village de France, à Tournon-Saint-Martin, les enfants des écoles ne chanteront pas sous la conduite de leurs maîtres la chanson de Craonne car le Directeur Académique des Service de l’Éducation Nationale du département de l’Indre l’aura interdit à ses enseignants. Le maire de cette commune entend toutefois maintenir ce chant dans le cadre de la commémoration du centenaire de l’armistice ; il le fera avec les enfants, avec son harmonie municipale, mais en dehors d’une action scolaire.

Craonne, l’impossible chanson, l’impossible leçon ?

Monument aux morts de Miskolc (Hongrie). @J-P Delpuech.

Ceci pose question. Interrogé par la Nouvelle République (1), M. Pierre-François Gachet, DASEN de l’Indre, a souligné que les cérémonies doivent être « des moments de recueillement et d’union nationale », il est selon lui « hors de question d’entraîner de la discorde, en de pareils instants. » Il a conclu en ces termes auprès de nos confrères de la NR : «  L’Éducation nationale a l’obligation et le devoir de participer à l’esprit de concorde qui doit présider à de telles cérémonies. Faire chanter Craonne par les enfants, en de pareils moments, peut être une source de division. »

Pierre-François Gachet, DASEN de l’Indre, considère donc que faire chanter la chanson de Craonne par des élèves en novembre 2018 est source de division et de discorde (1). L’interprétation de cette chanson engagée, créée par les soldats sur le front entre 1915 et 1917, menacerait donc notre unité nationale ? Notre Président entend lui, au contraire, comprendre les leçons de cette histoire ; la chanson de Craonne ne pourrait-elle faire partie de cette leçon dans le cadre cette commémoration que nous nous apprêtons à vivre ?

De quoi Craonne est-il le nom ?

 

Saint-Ay. @J-P Delpuech.JPG.

On ne connaît pas l’auteur, les auteurs, de cette chanson aux paroles antimilitaristes qui poussaient les soldats à se rebeller (2). Transmise oralement, elle a circulé dans les différents secteurs du front au fil de la guerre, et sous de multiples versions : chanson de Lorette, de Verdun, avant d’être plus connue sous le nom de chanson de Craonne et de devenir emblématique du mouvement des mutineries. On doit à Paul Vaillant-Couturier de l’avoir fait connaître après-guerre. Il fallut attendre la présidence de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 pour que cette chanson cesse d’être censurée à la radio et à la télévision, et les années 80 pour qu’elle apparaisse dans un manuel scolaire de la classe de 3ème.

Des soldats-citoyens

C’est donc à Craonne que cette chanson, entonnée sur le timbre d’une valse, fut reprise par ces soldats damnés à qui le commandement militaire exigeait qu’ils reprennent ce plateau, lieu de leur supplice. Ledit plateau dominant le village de Craonne, dans le département meurtri de l’Aisne, en Picardie. C’est ici qu’eut lieu la désastreuse offensive du Chemin des Dames (avril 1917) aussi coûteuse en vies humaines qu’inefficace sur le plan militaire. C’est ici qu’eurent lieu des mutineries  – comme il y en eut sur tous les fronts de la Première Guerre mondiale. Ces mutineries ont touché à des degrés divers plus de la moitié des unités combattantes françaises. La recherche historique a mis en lumière que les mutins sont avant tout des soldats-citoyens. Dans leurs revendications, ils ne remettent pas en cause les valeurs de la République, ils ne font pas preuve de défaitisme, mais expriment un ras-le-bol : celui de ces offensives meurtrières que l’État-major annonce toujours comme décisives et qui ne le sont pas ; c’est également la manifestation de la fin des illusions quant à la fin prochaine de la guerre. Ces mutineries ne peuvent être comprises que replacées dans un contexte particulier, celui du contrecoup de la Révolution Russe, mais aussi des grèves à l’arrière ; on observe en effet une lassitude généralisée que certains historiens ont résumée en parlant de 1917 comme d’une d’année « trouble » ou encore « de tous les dangers ».

On connaît la suite, Pétain remplaça Nivelle, parvint à rétablir l’ordre dans les rangs en usant savamment de la répression, mais aussi, il faut le souligner, en améliorant les conditions de vie des soldats. On attendit dès lors l’arrivée des Américains et des tanks avant de lancer de grandes offensives cette fois-ci décisives (3).

Que célébrons-nous ?

Monument de Smolenice (Slovaquie).@J-P Delpuech.JPG

 

Un armistice ; la paix, les paix interviendront plus tard. Un armistice donc, c’est-à-dire la fin des hostilités. La nation se doit de rendre hommage à ces millions de jeunes soldats français, mais également aux soldats coloniaux, blessés, mutilés, ou « morts pour la France ». La nation doit rendre aussi hommage aux civils tués, à ce million d’orphelins et à ces centaines de milliers de veuves. Ces femmes, ces enfants qui nous regardent encore si souvent sur ces monuments aux morts érigés après le conflit dans cette Europe qui avait été livrée à la folie guerrière des hommes (4). La France, rassemblée, soudée, doit-elle ignorer pour autant ce même jour, la révolte, la mutinerie, de nombreux de ses enfants délibérément envoyés à la mort par un Grand État-major faisant peu de cas des vies humaines, et pour des intérêts qui n’étaient pas les leurs, diront certains ? La chanson de Craonne appartient à l’histoire, elle n’est pas moins légitime que les discours patriotiques enflammés sur nos héros triomphant des Allemands dans l’enfer de la boue et des rats.

 Les rouages d’une machine à tuer

Comprendre les leçons de cette histoire en étudiant la chanson de Craonne, c’est l’occasion de mettre au jour la monstruosité de cette hécatombe humaine européenne, de ses causes profondes. Les soldats de 14 ne sont jamais partis la fleur au fusil, mais bien plutôt avec le sentiment du devoir à accomplir que l’École républicaine leur avait inculqué. Très vite, ils ont perçu l’absurdité de cette guerre – les scènes de fraternisations entre ennemis observées sur tous les fronts en témoignent. Les États-majors ont tôt fait de mettre un terme à ces élans d’humanité. C’est contre la discorde, la désunion entre les peuples, qu’il faut s’élever, car elles peuvent conduire à ce type d’holocauste. C’est cela le message de cette chanson, et il mérite d’être entendu. Il ne s’agit pas d’occulter le sacrifice des braves, de montrer de l’irrespect envers des forces militaires d’hier et d’aujourd’hui qui sont éminemment respectables. Leurs engagements multiples, leur grand sens du devoir, voire leur esprit de sacrifice, nous montrent qu’elles font en ce moment corps avec la nation. Ce ne serait pas leur faire ombrage, un siècle plus tard, en faisant résonner cette chanson, de dire qu’elles ont pu être les rouages d’une machine à tuer que ce conflit monstrueux avait générée.

Les tranchées du Chemin des Dames aujourd’hui recouvertes de végétation.@J-P Delpuech.JPG

Si une unité doit être préservée, c’est l’unité des peuples européens que des forces intérieures et extérieures cherchent à faire voler en éclat. Ce 11 novembre ne sera pas seulement français, il sera européen ; les nations aux générations sacrifiées célébreront leur mémoire, réfléchiront à cette histoire commune que nous continuons à écrire. Le discours pacifiste y aura toute sa place ; l’Europe a la chance de connaître la paix depuis plus de 70 ans ; cette paix si fragile quand elle est laissée entre les mains des nationalistes. C’est cela qui menace nos peuples européens, c’est là la source de division, bien plus que cette chanson…

Jean-Pierre Delpuech et Geoffroy Salé

Notes :

(1) https://www.lanouvellerepublique.fr/indre/pierre-francois-gachet-assume

(2) On pourra écouter sur le site officiel de la mission du centenaire cette chanson interprétée par Marc Ogeret : http://www.centenaire.org/fr/le-centenaire-de-la-bataille-du-chemin-des-dames

Le texte de la chanson y est également disponible : http://www.centenaire.org/fr/autour-de-la-grande-guerre/musique/les-paroles-de-la-chanson-de-craonne. Elle est aussi référencée sur le site http://eduscol.education.fr/. La meilleure étude demeure à ce jour celle de Guy Marival, La Chanson de Craonne – Enquête sur une chanson mythique, Corsaire Éditions, 2014.

(3) Dans le cadre de l’étude de l’offensive du Chemin des Dames, le site officiel de la mission du centenaire, dans son espace pédagogique, propose La chanson de Craonne comme document d’étude : http://www.centenaire.org/fr/espace-pedagogique/ressources-pedagogiques/premier-degre/loffensive-du-chemin-des-dames. On pourra lire avec profit de André Loez, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Collection Folio histoire (n° 174), Gallimard, 2010.

(4) L’université de Lille 3 a créé une base de données qui recense plus de 26 000 monuments, à travers des photographies et des documents d’archives : https://monumentsmorts.univ-lille.fr/communes/

Les auteurs

Jean-Pierre Delpuech est professeur d’Histoire-Géographie, directeur éditorial des Éditions Infimes.  Il s’intéresse en particulier aux questions de mémoire et de patrimoine.

Geoffroy Salé est professeur d’Histoire-Géographie, journaliste ; il est l’auteur avec Mehdi Chami du livre Les habits de mariage – Itinéraire d’un harki, Éditions Infimes, 2012 ; il vient de publier La guerre de Camille Touchard – Carnet d’un secrétaire d’état-major devenu simple biffin (août 1914 – juillet 1917), Éditions Sutton, 2018.

 

Commentaires

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  1. « Ne te fait pas de chagrin » … Est il des guerres imaginaires
    des guerres sans misères où le canon fait semblant
    de dévorer d’hypothétiques champs de batailles avec des obus tirés à blanc.
    Où les drapeaux s’affranchissent des haines ténues , de l’appel criard des trompettes guerrières.

    Nous avons lavé notre sang dans la boue et sommes debout, vivants et mourants
    hagards , sans fleur au bout de notre fusil ,
    fusillés pour l’exemple quand il n’y plus rien à tuer de visible ,
    que le temps dans un sous bois sans printemps .

    Que feras tu de ces enfants broyés , hachés menu , passés
    par pertes sans profits au fil de la baïonnette d’un ennemie aussi misérable que nous.
    Nous ne déclarons la guerre à personne comme dit la « chanson de Craonne »

    Que feras tu de ces enfants disparus si ce n’est des monuments morts
    enchâssés dans chaque village où la vie a définitivement disparue .
    Ma pauvre France de « la der des ders » où les vieux maréchaux ont tous leur avenue

    et des millions de cadavres , la même histoire et la même famille .
    Surtout … « Ne te fait pas de chagrin » .

    À tous les poilus et à
    Eugène mon grand père (gazé à Verdun) .

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