Du « peuple » et des populistes

Le peuple ne « grogne » pas, le peuple s’exprime ; c’est le cochon qui grogne ou encore le sanglier, pas le peuple. Le peuple s’exprime avec les moyens dont il dispose. On lui a imposé – pour de bonnes raisons – un kit de sécurité dans sa voiture, qu’à cela ne tienne, il en fera un blason et un étendard.

par Jean-Pierre Delpuech*

Il se rassemblera autour de péages, de ronds-points – dont la France fait grand usage pour ses aménagement routiers – , il freinera, voire bloquera les routes sans avoir préalablement déposé une autorisation de manifester en préfecture. Le peuple ne grognera pas, il manifestera, il manifestera pour se faire entendre et c’est là toute la différence. Depuis peu, le discours politique et médiatique évolue et c’est désormais d’une colère dont il est question ; le regard sur ce peuple que d’aucuns semblent découvrir dans ses souffrances change également. Qui sont les Gilets jaunes ? Quelle sera l’issue de cette crise sociale que notre vieux pays traverse ? Quel destin politique peut-on entrevoir pour ce mouvement civique dont l’instrumentalisation par des forces populistes est de plus en plus patente ? Quels liens entretiennent lesdits populistes avec ce peuple qu’ils prétendent incarner ?

Quel peuple ?

Nous avons vu ces dernières semaines des personnes respectables se rassembler en France métropolitaine et dans nos territoires ultramarins pour clamer leur ras-le-bol fiscal. Moquées, raillées, méprisées, pour leurs merguez, leurs clopes, leurs diesels, leur Johnny, leurs fautes d’orthographe sur leurs pancartes, etc. Ce regard fut insupportable. Une autre image concomitante est apparue, celle d’une France fracturée dans ses classes sociales : une classe sociale supérieure faite de cadres et de professions intellectuelles restant passive et se tenant éloignée de ce mouvement et des classes populaires et moyennes renforcées par des retraités mal lotis participant ou soutenant la lutte des Gilets jaunes. Le pays a alors « découvert » la réalité des conditions de vie de Français modestes, voire pauvres ; la vie des gens de peu que l’on avait fini par oublier derrière les lambris de la République et dont Facebook a permis la rencontre, l’organisation. Le pays a alors « découvert » des gens devenus invisibles mais bien réels, travaillant 40 heures par semaine et à découvert le 10 du mois.

Pourcentage de Gilets jaunes rapporté à la population (selon une carte réalisée par le démographe Hervé Le Bras). Source Wikipédia.

On doit à Hervé Le Bras d’avoir cartographié ce que l’on nomme désormais plus justement une colère. Le démographe ne s’est pas basé sur le nombre de Gilets jaunes par département pour analyser le conflit, mais sur leur pourcentage par rapport à la population. A peu de choses près, on voit alors apparaître la fameuse « diagonale du vide », chère aux géographes, s’étendant des Ardennes aux Hautes-Pyrénées (1). Ces territoires correspondent aux zones les moins peuplées, et dans lesquelles la population a tendance à encore diminuer. Ces territoires sont également ceux où les commerces et les services publics ferment les uns après les autres ; des territoires où la voiture est devenue indispensable. L’action des Gilets jaunes fut très intense depuis le début du mouvement dans ces territoires ruraux que leurs habitants considèrent comme délaissés par les pouvoirs publics. Elle n’en fut pas moins intense, comme le souligne Hervé Le Bras, dans le péri-urbain correspondant aux anciens départements ruraux situés à une cinquantaine de kilomètres de Paris (2). Comme leurs concitoyens ruraux, les personnes qui vivent dans ces espaces sont confrontées quotidiennement aux problèmes des migrations pendulaires entre leur habitation et la capitale ou sa proche banlieue. Ces Français ont élu domicile dans ces territoires pour d’évidentes raisons financières mais aussi pour y trouver un environnement plus apaisé. Pour eux aussi la voiture est également devenue indispensable et la demande de baisse des taxes sur les carburants, compréhensible, légitime. On le voit, ces attentes peuvent sembler contradictoires : une partie du peuple réclame de cesser d’être reléguée et souhaite davantage de services publics, et donc de taxes pour les mettre en œuvre, tandis qu’une autre partie dit – avec raison – être étranglée à chaque taxation supplémentaire.

Il est capital de voir en ces temps démocratiques troublés comment les groupes populistes prétendent incarner ce peuple, de bien comprendre qui ils sont, et quelles sont leurs motivations, eux qui prétendent offrir une réponse politique à ce mal-être social et citoyen. Il est tout aussi capital que le Chef de l’État et le Gouvernement prennent l’exacte mesure de la révolte actuellement en cours. Les annonces récentes seront-elles entendues ? Seront-elles jugées suffisantes ?

Le peuple des populistes

Nés dans les années 70, ayant pris leur essor dans les années 80, les populistes se livrent avec méthode à une construction symbolique du peuple. Ils affirment haut et fort avoir une véritable relation avec lui et se considèrent comme ses seuls représentants. Cette appropriation se double de l’affirmation de la notion de « vrai peuple » et de la contestation du droit des autres formations politiques à parler en son nom. Seuls les populistes peuvent se targuer de défendre les intérêts de ce « vrai peuple », les autres partis étant considérés comme illégitimes pour le faire. Ce discours d’exclusion porte en creux l’idée d’un « faux peuple » qui ne les soutiendrait pas, voire s’opposerait à eux…

Les journées si difficiles que nous venons de vivre pour notre nation et notre République ont vu les populistes de tous bords monter au créneau ; dissolution de l’Assemblée nationale, référendum, président sommé de démissionner, nous avons tout entendu… Ce rapport grossier au fonctionnement d’institutions républicaines pourtant éprouvées illustre bien la récusation du système représentatif que ces « partis » portent en eux. Ils contestent la démocratie représentative et par conséquent le pluralisme politique. Il est notable d’observer qu’en cas d’échec électoral, ils nient systématiquement la réalité du résultat ; le « vrai peuple » (qui aurait voté pour eux) ne s’étant pas exprimé.

Quel populisme récupérera le mouvement très disparate des Gilets jaunes ? Le populisme de gauche pourrait tirer profit de cette renaissance de la lutte des classes. Il est vrai que nos sociétés voient souffrir un nouveau prolétariat qui rappelle tristement celui du dix-neuvième siècle ; l’opposition pauvres contre riches les servirait. Les discours entendus autour des ronds-points relatifs à l’immigration, au rejet des élites, à l’hostilité à l’égard des représentants de la Nation, des médias – parfois accompagnés de gestes inadmissibles – pourraient également profiter au populisme de droite. Le succès ces derniers jours de l’extrême droite en Andalousie atteste de la progression de cette idéologie en Europe et doit, une fois encore, nous alerter sur cette vague brune qui n’est pas une vue de l’esprit (3).

Au jaune, puis au brun, ne pourrions-nous pas préférer pour notre destin et notre bien commun, le bleu, le blanc et le rouge ?

Jean-Pierre Delpuech est professeur d’Histoire-Géographie, directeur éditorial des Éditions Infimes. Il s’intéresse en particulier aux questions de mémoire et de patrimoine.

Notes :

1 Pourcentage de Gilets jaunes rapporté à la population. Carte réalisée par le démographe Hervé Le Bras. Source Wikipédia.
 de 1,8 % à 6,8 %
– de 1 % à 1,8 %
–  de 0,3 % à 1 %
–  de 0,04 % à 0,3 %

2 Le mouvement de Gilets jaunes y serait né.
3 Le parti d’extrême droite Vox a fait, dimanche 2 décembre, son entrée au Parlement d’Andalousie (la plus vaste et la plus peuplée des dix-sept communautés espagnoles). Pour mémoire, c’est la première fois qu’un parti d’extrême droite entre dans un Parlement régional depuis le rétablissement de la démocratie en Espagne.

Commentaires

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  1. Le jaune est la première couleur primaire,… le jaune est la première lumière du jour,…Alors de cet éveil qui sera le vainqueur,…Le gilet, les politiques, les populistes ?

  2. Je me dois de rebondir à propos de l’adjectif “populiste”, qui est souvent mal compris, notamment par des journalistes, et même des universitaires. Je ne parle pas des politiciens…
    Je me rends compte que “populiste” est souvent employé, en particulier par des gens dits “de gauche”, quand ils veulent parler de “démagogie”.
    Dire de quelqu’un qu’il est populiste serait une sorte d’insulte.
    Je ne suis pas philosophe, mais j’apprécie les philosophes, car, quand ils parlent, ils commencent par définir ce dont ils parlent.
    Le populisme, si l’on écarte l’acception première, littéraire – que bien peu de ceux qui utilisent cet adjectif connaissent – désigne “l’importance donnée aux couches populaires de la société” (Grand Robert de la langue française), “tout mouvement, toute doctrine faisant appel exclusivement ou préférentiellement au peuple en tant qu’entité indifférenciée” (Trésor de la langue française). On est bien loin de la démagogie ! Car le peuple désigne la majorité, telle qu’elle peut s’exprimer en démocratie par le vote. D’ailleurs, ce “populisme” latin est un quasi-synonyme de la démocratie grecque. Pourquoi le demos grec serait-il noble quand le “populo” latin serait de bas-étage ?
    Moi, je suis républicain, démocrate, populiste – c’est-à-dire respectueux des décisions exprimées par le peuple dans le cadre de la démocratie républicaine. C’est la raison pour laquelle les vrais démocrates peuvent s’étonner (pour le moins) que l’exécutif français ait demandé à la représentation nationale de contredire le peuple après le referendum de 2005 sur l’Europe. Nous payons aujourd’hui les libertés prises par les élites (c’était alors Nicolas Sarkozy, mais il n’est pas le seul coupable) contre les décisions légitimes – et démocratiques – du peuple français.

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