Rarement la double intervention devant la représentation nationale des deux têtes de l’exécutif aura été autant commentée, la plupart du temps dans le sens d’un tournant monarchique, voire d’une humiliation du Premier ministre. Ce torrent médiatique retombé, place peut être faite à un retour sur image de ce passionnant début de quinquennat.
Par Pierre Allorant
La cinquième république revient dans son lit
L’étonnement journalistique devant la prééminence présidentielle ne laisse pas de surprendre. Qui a été élu, sans bavure, il y a deux mois, Emmanuel Macron ou bien le bras droit d’Alain Juppé ? A moins de penser qu’une sixième république a subrepticement remplacé le régime né de la réforme constitutionnelle de 1962, comment oublier qu’une recomposition politique ne peut être impulsée, depuis un demi-siècle, que du haut de l’Elysée, et dès le début de mandat, ou plus exactement, en s’appuyant sur l’élan et les ralliements opérés durant la campagne présidentielle ?
Que le président s’exprime directement devant le Congrès la veille du discours d’investiture du locataire de Matignon peut choquer les partisans d’un régime d’assemblée, mais que cette primauté du verbe de l’élu direct du peuple froisse les souverainistes et les insoumis autoproclamés est pour le moins curieux, en contradiction avec leur doxa comme avec leur culte du leader charismatique.
En toute hypothèse, l’attelage exécutif ne semble pas plus mal assorti que bien des couples précédents, y compris issus de la même famille politique, et en particulier si l’on se remémore deux prédécesseurs d’Edouard Philippe, auxquels il se réfère explicitement : Jacques Chaban-Delmas, l’apôtre de la “nouvelle société”, martyrisé par l’entourage du président Pompidou, et Michel Rocard, “hypothèque levée ” par Francois Mitterrand.
La confluence des deux bras du rocardisme
Précisément, force est de constater que le pacte institutionnel et politique noué entre les deux tours par le fils rebelle du social-hollandisme et par le meilleur d’entre les juppeistes correspond sur le fond à une profonde convergence idéologique. Qui se souvient de la direction consensuelle et dynamique des deux anciens premiers ministres, Alain Juppé et Michel Rocard, dans la conduite et l’affectation des projets d’investissement d’avenir ? Comme à la commission Attali, la confluence des progressistes des deux rives est alors apparue, exact contraire du rapprochement des souverainistes des deux bords, de Chevenement à Pasqua. Entre ceux qui croyaient à l’Europe et ceux qui n’y croyaient pas passait désormais le clivage discriminant. La présidentielle inédite et incongrue de 2017 n’a fait, en définitive, que prendre acte de ce bouleversement, jusqu’alors masqué par le vernis craquelé des vieilles fidélités partisanes.
L’horizon indépassable de la verticalité du pouvoir
Ce nouveau pouvoir reste toutefois lourd de paradoxes, de potentialités divergentes et suscite légitimement des interrogations sur la concordance de sa communication publique et de ses actions.
Ainsi, la nouvelle distance instaurée par le président pour bien signifier la rupture avec l’ère de la connivence journalistique s’accompagne d’une curieuse coexistence de périodes de rareté de la parole d’en haut, autrefois théorisée par Claude Pilhan, et de discours-fleuves politico-philosophiques. Si la répartition du niveau d’intervention entre Macron et Philippe apparaît tout à fait logique – dans le sillage d’un “je pense et je commande, il met en œuvre” – passer du jour au lendemain de Ricoeur au prix du paquet de cigarettes – Rocard parlait des “cages d’escalier” – peut susciter des trous d’air. Plus grave pour la suite, et intrinsèque à ce nouveau pouvoir “Troisième force”, la lecture politique des axes et des mesures reste délicate : la lutte contre le tabagisme et l’allègement du contrôle terminal au bac peuvent apparaître d’intérêt général, mais le rétablissement de la journée de carence pour les fonctionnaires remémore clairement les mesures de la droite comme le gel du point d’indice ou encore la sélection à l’entrée de l’université ; en revanche, le plan d’investissement dans les secteurs d’avenir et encore davantage la petite musique anticarbone de Monsieur Hulot est plus inattendue venant d’un exécutif dirigé par deux amis du nucléaire à la française.
La revanche du libéralisme à la française :
la fragile résurrection du “progressisme”
Quelle est la nature du macronisme, de quoi est-il le nom ? Un nouvel “édouardphilipardisme ” de type orléaniste, un conservatisme éclairé tel le parti tory au XIXe ? Social-libéralisme, progressisme? Les étiquettes pleuvent, sans nous éclairer sur cet objet politique mal identifié. Au surplus, la place éminente du ministre d’Etat Nicolas Hulot complique encore le tableau idéologique du nouvel exécutif “progressiste”, incitant à garder un “principe de précaution” avant de le qualifier.
Le plus frappant réside sans doute dans la revanche du mal aimé de l’histoire des idées politiques françaises depuis “l’année heureuse” de la révolution libérale de 1789, de la prise de la Bastille à la fête de la Fédération. L’impossibilité du libéralisme à la française, violemment matérialisée par la Terreur puis par l’incarnation napoléonienne, n’a connu qu’une interruption temporaire avec l’Acte additionnel aux constitutions de l’empire rédigé par Benjamin Constant lors des Cent-Jours de 1815, puis avec l’aventure intellectuelle des “doctrinaires” de Royer-Collard et Guizot. Sommes-nous revenus en 2017 avec Emmanuel Macron à l’injonction “Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne !” du “moment Guizot”, cet intermède de libéralisme assumé, appuyé sur les “capacités” et l’influence des notables ? A la place des grands propriétaires terriens, principaux contribuables, nous voici à l’ère des experts sortis de Sciences Po et de l’ENA et des gagnants de la mondialisation, créateurs d’entreprises et professions libérales.
Moment Mendès ou moment Pinay ?
Mais cette résurgence actuelle du libéralisme restera-t-elle éphémère, à l’instar des précédents de Léon Say, Poincaré, Tardieu, Pinay, Rueff ou Giscard d’Estaing ?
Quant au concept de progressisme, il est également lourd d’ambiguïté : longtemps synonyme de refus de l’obscurantisme clérical et de foi dans l’apport des sciences aux avancées de l’économie et de la société, le progressisme s’est distingué du radicalisme au lendemain de l’affaire Dreyfus en conciliant laïcité, républicanisme et modérantisme.
En 2017, que peut signifier le progressisme, à l’heure de la conversion très majoritaire à l’économie de marché mais aussi aux accords de Paris sur le climat ? Lénine définissait, il y a un siècle, le communisme comme l’alliage des soviets et de l’électricité. Dorénavant, le libéral-progressisme en marche serait-il l’attelage instable de la croissance sans l’électricité nucléaire, ou encore du dialogue social sans inversion des normes ? Ajoutez-y la personnalisation consulaire de l’ambition réformiste, et chacun admettra que le solide double succès électoral du macronisme reste un précipité idéologique à l’état gazeux. Les premiers pas parlementaires et législatifs de l’exécutif fourniront rapidement des éléments de réponse à ce questionnement : nouveau Pierre Mendès-France de la République moderne ou retour d’un conservatisme patelin à la Antoine Pinay ? Les ordonnances sur le droit du travail accoucheront d’un positionnement clarifié. Après les paroles de campagne et d’intronisation, vient, enfin, l’heure des actes.