par Bénédicte de Valicourt
« Scène » d’Alex Majoli
Visages en colère ou en larmes, migrants en marche, manifestants en colère. Dans les photographies en clair-obscur et en noir et blanc de l’italien Alex Majoli, accrochées les unes à côté des autres dans des cadres de couleur acajou, on sent des « histoires » pas ordinaires. Sans forcément deviner le contexte dans lequel elles ont été prises.
Une façon pour le photographe de l’agence Magnum, ancien grand reporter de guerre, d’abolir la frontière entre la réalité et la fiction, de montrer les tensions et les émotions que ces évènements, peu ordinaires, déclenchent. Car depuis près de dix ans, Majoli a quitté New-York, où il a fait ses classes, pour s’installer dans un petit village de Sicile. Il a aussi abandonné le reportage pour se lancer dans une photographie d’un genre nouveau, avec toujours la conviction de traquer, sous le simulacre, une certaine vérité des Hommes croisés au Congo, en Chine, au Brésil, en Hongrie, en Egypte. Les prises de vue de cette série que le photographe a baptisé « Scène », en référence au théâtre antique grec, ont été prises sous des projecteurs qui lui servent à « flouter la ligne entre réalité et fiction ». Il ne dirige pas ses sujets et ses images ne sont pas mises en scène. Parfois il n’y a explique-t-il dans le livret, aucune communication entre lui et les gens qu’il photographie. « Autrefois, ce qui me poussait à travailler sur des zones de conflit, c’était de pouvoir y explorer la nature humaine dans des situations qui repoussent les limites de l’humain, raconte celui qui a commencé sa carrière en couvrant la guerre en ex-Yougoslavie. En ces moments d’extrême émotion, tous les masques que nous nous composons pour nous-mêmes tombent ». C’est pour cela que Le Bal, centre d’art parisien, inaugure avec lui sa saison consacrée aux rapports entre photographie et théâtralité. En résonance avec ses images, un cycle de performances viendra interroger les liens entre « Voir » et « Agir ». Deux verbes entre lesquels Majoli refuse de choisir.
> « SCENE », par Alex Majoli, Le Bal, 6, impasse de la Défense, Paris 18e. Du 22 février au 28 avril. www.le-bal.fr . SCENE, d’Alex Majoli, éd. Le Bal et Mack, 35 €.
“Océanie”
Peintures Kwoma de Nouvelle Guinée, jade sacré des Maoris, bustes délirants en plume d’oiseaux, yeux de nacre et dents de chien portés en procession à Hawaï au XVIIIe siècle…. On ne sait plus où donner de la tête dans cette extraordinaire exposition sur l’Océanie, la première du genre au quai Branly, où l’on n’avait jusqu’à présent découvert ce continent qu’au gré d’expositions thématiques. L’installation spectaculaire présente plus de 200 œuvres et s’attache à mettre en avant la diversitémais aussi les liens qui unissent les peuples de ces 25 000 îles disséminées dans les eaux turquoise du Pacifique.
Soit près de huit millions de kilomètres carrés répartis en 7 Etats, de l’Australie à la Nouvelle Zélande, à Hawaï et à l’île de Pâques. Le visiteur est accueilli par l’immense vague bleue de 11 mètres de haut de Mata Aho, un collectif de 4 femmes Maories, métaphore de l’Océan et de la menace du changement climatique. Il peut ensuite, voyager à travers les techniques de navigation, l’habitat, les rites, les systèmes d’échange, de l’Antiquité à aujourd’hui. Reste l’histoire de la rencontre avec l’Occident, un quart de siècle après le premier voyage de James Cook (1728-1779)… La vidéo (64 min) de l’artiste néo-zélandaise Lisa Reihana « In Pursuit of Venus » y fait référence en fin d’exposition, sous la forme d’un papier peint panoramique animé. Et le parcours se clôt avec justesse sur « Tell them », un poème émouvant de Kathy Jetnil-Kijiner, originaire des îles Marshall, qui parle elle aussi de la montée des eaux et de la menace climatique qui pèse sur les habitants de ce continent, où coexiste tradition et regard visionnaire. Et c’est d’autant plus passionnant.
> « Océanie », musée du quai Branly, jusqu’au 7 juillet. www.quaibranly.fr
« Rouge – L’art au pays des Soviets »
Hasard du calendrier. A l’extérieur du Grand Palais, on se croirait en état de siège avec toutes ces barrières qui ferment tous les accès le long des Champs-Elysées, en attendant le prochain défilé des « gilets jaunes ». A l’intérieur ambiance également révolutionnaire, avec en dominante le rouge. Il est omniprésent, du tableau d’Alexandre Rodtchenko «Pur Rouge» (1921), présenté par le critique Nikolaï Taraboukine comme le « dernier tableau », jusqu’à la librairie par laquelle le visiteur terminera immanquablement son parcours, judicieusement repeinte en rouge vif pour la circonstance.
Entre les deux, il naviguera dans les nouvelles formes que prend l’art au pays des Soviets, de la révolution d’Octobre qui fait naître l’espoir d’une société nouvelle, jusqu’à la mort de Staline, en 1953. Les avant-gardes, ouvrent la visite. Pas toutes : n’ont été retenus que les artistes engagés avec la révolution, dans la recherche d’un art productif. Ils s’en donnent à cœur joie et participent librement à la construction d’un nouveau mode de vie. Théâtre, objets du quotidien, design d’intérieur, architecture —toutes les disciplines sont emportées par un flot bouillonnant de créativité et d’enthousiasme postrévolutionnaire. … Comme ce théâtre à la scène centrale, d’où les acteurs peuvent débattre avec les spectateurs. Des affiches à l’uppercut graphique de Lissitzky ou Rodtchenko aux objets constructivistes signés Stepanova ou Tatline : on est saisi par l’esthétisme et l’audace des artistes qui s’épanouissent dans la forme, le contenu et la couleur. Et ce jusque dans le carcan du « réalisme socialiste », instauré en 1934 par Andreï Jdanov, membre influent du Politburo. C’est désormais le seul chemin possible pour les artistes qui ont vu leurs groupes artistiques dissouts au profit des unions professionnelles.
Tout au moins pour ceux qui veulent bien se soumettre aux diktats du réalisme socialiste. L’art se doit d’exalter les vertus du peuple en lutte et à « représenter la réalité la réalité dans son développement révolutionnaire ». Désormais, tout est beau dans l’URSS en construction : des projets grandioses des architectes pour faire de Moscou une capitale à la hauteur d’un monde rêvé. Aux baigneurs en pleine santé qui répondent à la fameuse locution latine « un esprit sain dans un corps sain ». Le sport, récurrent dans les photographies de Rodtchenko ou les peintures de Deïneka qui peint une baigneuse nue et en excellente santé, exaltent ainsi le dépassement de soi et le triomphe de l’homme sur la matière. Au passage, le visiteur prendra aussi le temps de s’arrêter devant les très amusants documentaires qui ponctuent le cheminement et parlent « d’avenir radieux ». Le tout donne le parcours le plus complet actuellement présenté dans tous les arts des Soviets, de la porcelaine au cinéma en passant par les arts graphiques, les arts imprimés, le mobilier, l’architecture, etc… C’est plein de découvertes et passionnant.
> «Rouge. Art et utopie au pays des Soviets» au Grand Palais, jusqu’au 1er juillet 2019 www.grandpalais.fr
Luigi Ghirri : carte et territoire
Ce qui frappe avant tout chez le photographe italien Luigi Ghirri, mort en 1992, à 49 ans, après avoir signé une œuvre singulière, entièrement en couleurs, c’est le goût des détails et des séries. Et la méticulosité qu’il met à photographier les jardinets de banlieue, les portes, la couleur des plâtres, les enduits, les vases les carreaux de mosaïque, modifiant ainsi notre vision de l’espace en donnant du relief à toute sorte de platitude.
C’est à l’aube des années 70, la période qu’a choisi de présenter au Jeu de paume le commissaire James Lingwood, que Luigi Ghirri met en place son vocabulaire conceptuel et sériel ». Pour le photographe ce sont des « années formatrices ». Alors qu’il envisage d’abandonner son métier de géomètre, il arpente des lieux qui lui sont familiers, les rues de Modène et les maisons individuelles banales qui ont poussé à la périphérie de la ville. Dès le début, il déploie son approche unique, entre idée et sensation. L’artiste fait surgir des contrées abstraites, des terres fantomatiques, des ciels nouveaux où le regard se perd. Ses travaux très méthodiques – il photographie obstinément le ciel pendant trois cent soixante-cinq jours pour sa série Infinito –, sont aussi poétiques, humoristiques, témoins d’une Italie en pleine transformation. Car pour lui, la photo n’est là ni pour consoler ni pour transformer, mais bien pour décrypter le monde et la société. Ses prises de vue sont d’ailleurs « frontales ». il ne se reconnaît comme seul héritage que le photographe américain Walker Evans, inventeur du « style documentaire », explorateur comme lui des signes vernaculaires. Que reste-t-il 40 ans plus tard ? De modestes formats aux couleurs douces, d’où se dégage une infinie poésie, comme dans la salle couleur bleu lagon qui abrite sa série de 1973, Atlante. Un document majeur sur une époque et une belle leçon de photographie qui n’a pas pris une ride. C’est aussi la première présentation d’envergure du travail très atypique de ce photographe. A ne rater sous aucun prétexte.
« Luigi Ghirri : cartes et territoires », jusqu’au 2 juin 2019 – Jeu de paume. www.jeudepaume.org
Et aussi :
- « Chicago, foyer d’art brut » à la Halle St Pierre, jusqu’au 2 aout 2019. L’art brut américain à travers 10 artistes qui ont porté au plus haut la singularité artistique de Chicago.
- « Vasarely-le partage des formes » au Centre Pompidou, jusqu’au 6 mai. Une exposition qui met en avant le succès et les collaborations du peintre, en survolant ses débuts.
- Mobile/Immobile. Jusqu’au 29 avril, Archives nationales, Paris 3e et Pierrefitte-sur-Seine (93). Rens. : 01 75 47 20 02.
Une exposition foisonnante qui questionne la mobilité dans un monde où vitesse et mouvement sont rois, sur fond de réchauffement climatique. Aussi une exposition qui tombe à pic en plein débat national, déclenché par la hausse du prix de l’essence et la révolte des Gilets jaunes.