[Mag Dossier] Fin de vie pour l’ENA ? #3

#3. L’ENA de 1945 : une certaine idée du Service public

Dans Souvenirs et solitude qu’il écrit en prison en 1942, Jean Zay insiste sur l’objectif de garantir « le principe de l’égalité des enfants devant l’instruction et au seuil des carrières publiques. Le savoir et l’intelligence n’étaient plus les seuls à conditionner l’accès à toutes les fonctions. Il y fallait souvent la fortune, la naissance. Quel enfant du peuple a jamais pu être ambassadeur ? » Adopté par les députés, le projet Jean Zay est bloqué au Sénat jusqu’à la guerre, par la contre-offensive du puissant groupe de pression des anciens élèves de Sciences Po.

Vichy : la technocratie autoritaire et la régionalisation contre l’héritage républicain

Le régime de Vichy accuse les élites républicaines d’être responsables de la défaite – en lieu et place des vieux chefs militaires – et procède à une large épuration de la haute administration. Cette hostilité envers les élus de la démocratie se combine avec la volonté d’une modernisation autoritaire et technocratique qui, derrière le discours nostalgique des provinces d’Ancien Régime, conduit à créer en 1941 les préfets régionaux qui mettent en placent des Écoles régionales d’administration, dont le modèle le plus abouti et copié est celui porté à Orléans par le préfet régional Jacques Morane, X-Ponts.

L’ENA de Miche Debré et la diffusion des IEP en province

Alors que l’école des cadres d’Uriage porte l’ambition d’un renouvellement de la formation des élites, les illusions de beaucoup de ses membres vis-à-vis d’un prétendu double jeu du maréchal Pétain ne survivent pas à l’invasion de la zone sud. On retrouve au sein de la Résistance un profond désir de changer le recrutement et l’apprentissage des cadres de la République de demain, avec une forte aspiration à l’élargissement du vivier social caractéristique du programme du CNR. Michel Debré, très au fait du projet d’ENA de Jean Zay et grand organisateur du mouvement de recrutement des nouveaux commissaires de la République à la Libération au service du général de Gaulle a « une certaine idée » de la haute administration. Conseiller d’État, proche conseiller de l’ancien président radical du Sénat Jules Jeanneney et meilleur ami de son fils Jean-Marcel à la fac de droit et à Sciences Po, Michel Debré entend refonder la haute administration au service de l’État républicain, de l’efficacité de la reconstruction de la France rétablie dans son rang et dans le volontarisme des valeurs de son triptyque. Si les syndicats de fonctionnaires auraient préféré un concours uniquement interne, ils votent pour le projet au sein de l’Assemblée consultative provisoire et les élus se félicitent de la décentralisation de la préparation au sein des nouveaux Instituts d’Études Politiques de province, garants du primat de la culture générale humaniste, indispensable à une « école du commandement » pour De Gaulle.

L’ambition sociale initiale de la Libération a été un perdue en route, avec la prédominance, comme dans tous les concours, des enfants de cadres et d’enseignants, c’est la collusion à partir des années Giscard, entre élites politiques, administratives et « pantouflages » industriels qui a nourri la critique légitime de ce moule quasi-unique des dirigeants français.

Itinéraire d’un enfant du peuple, de Sancerre aux palais de la République

Et pourtant, il y a eu depuis 1945 de nombreux beaux parcours républicains. Ainsi, parmi bien d’autres, Michel Lalande, né en 1955 à Sancerre d’un père ouvrier et d’une mère cuisinière, d’abord lycéen à Gien, puis diplômé d’une maîtrise en droit à la faculté d’Orléans, intègre l’ENA en 1981 au sein de la promotion « Solidarité », point de départ d’une belle carrière préfectorale jusqu’au secrétariat général du ministère de l’Intérieur sous Bernard Cazeneuve, avant la préfecture de la région des Hauts-de-France. Ce serviteur de l’État se définit, loin des mondanités et des bureaux, comme « un préfet authentiquement républicain, un préfet d’écoute, de contact et de dialogue, mais aussi un préfet d’action ». (On peut ainsi rappeler, qu’en ses débuts de carrière, alors maire adjoint de Cerdon (Loiret), Michel Lalande se consacra activement à la présidence de l’Association Rurale de Culture Cinématographique, association  gestionnaire du premier Cinémobile régional qui connut le succès que l’on sait .NDLR)

Détester « l’énarchie », un mal français ?

Les critiques contre les « ronds-de-cuir » et les élites de la « France d’en haut » sont aussi vieilles que l’État et ont largement précédé la République. L’imbrication croissante des élites politiques, industrielles, financières et administratives depuis VGE ont alimenté la dénonciation de cette fabrique d’une nouvelle aristocratie d’Etat, déconnectée des territoires et des « Français moyens », arrogante et se reproduisant par endogamie et réseaux d’anciens, accédant trop tôt et avec une « rente à vie » aux grands corps. L’argumentation a été complétée, généralement par ses anciens élèves, sur la vacuité des enseignements dispensés à l’École, et sur l’effet pervers de l’obsession du rang de sortie. L’énarchie de Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane a servi de bréviaire à ce réquisitoire qui a parfois tourné à une étonnante haine de soi.

Supprimer l’ENA, un service vraiment rendu au public ?

Mais était-il vraiment nécessaire de supprimer l’ENA, avec un grand souci de communication présidentielle, ou bien n’aurait-il pas été plus efficace, pour la démocratisation de la haute fonction publique, d’accompagner et d’approfondir l’actuelle mue de l’école de Strasbourg lancée par son directeur, l’ancien professeur de droit public d’Orléans et recteur Patrick Gérard ?

Multiplier les classes préparatoires intégrées aux universités à proximité des étudiants boursiers des quartiers et de la ruralité, réformer les concours, diversifier les stages, revoir le sacro-saint classement de sortie ? Oui, c’était nécessaire et urgent. Regrouper ENA et INET voire d’autres grandes écoles, pourquoi pas ? Donner plus de place à la formation universitaire, aux docteurs et à la recherche en sciences sociales, plus d’aides aux boursiers ? Incontestablement. Mais livrer à la vindicte populaire l’ENA et les hauts fonctionnaires, implicitement rendus responsables de l’impuissance de l’État dans la crise Covid, c’est risquer d’entrer dangereusement dans le « chamboule-tout » démagogique du populisme anti-élites. Sans améliorer le Service public, ni le démocratiser. Car l’alternative, c’est la reproduction sociale, le népotisme et la faveur des réseaux, le « pantouflage » et un État tellement amaigri que le recours aux sociétés de conseil devient la norme, sur fond de discours managérial. Sans la grande qualité de serviteurs de l’État qu’a produit l’ENA.

Pierre Allorant

Pour aller plus loin :

  • Marc-Olivier Baruch, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, « Pour une histoire du XXe siècle », Fayard, 1997.

  • Pierre Allorant, « Reconstruire la France, reconstruire l’État : Jacques Morane à Orléans, préfet bâtisseur ou politique ?», in Marc-Olivier Baruch (dir.), Vichy et les préfets Le corps préfectoral français pendant la Deuxième Guerre mondiale, 2021, p. 93-108.

  • Pierre Birnbaum, Les sommets de l’État. Essai sur l’élite du pouvoir en France, Points, Seuil, Inédit Politique, 1977.

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