Jeanne d’Arc entre droite et gauche : à bâbord toute !

« Jeanne d’Arc, une inspiration républicaine ? » : une problématique posée dernièrement par le collectif « Orléans Maintenant » lors d’une conférence-débat autour de la réappropriation du souvenir de Jeanne d’Arc par la gauche française. Yann Rigolet, étudiant en thèse d’histoire contemporaine, corédacteur avec Pierre Allorant de l’ouvrage « Voix de Fêtes » sur les discours des Fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans entre 1920 et 2020 nous retrace les récupérations politiques de ces fêtes.

Jean Zay aux fêtes de Jeanne d'Arc
Le préfet Billecard et Jean Zay aux fêtes de Jeanne d’Arc. Extrait de la presse locale, Papiers Jean Zay, Archives nationales.


Par Yann Rigolet.


À quelques jours de la 596e édition des festivités orléanaises, ce retour de balancier politique soudain pouvait surprendre quand on sait le désintérêt durable parfois teinté de mépris porté à l’héroïne par les formations de gauche au sens large. Pourquoi Jeanne d’Arc et pour quoi ? Entre réhabilitation d’une mythologie jadis encensée, recherche d’un modèle providentiel à l’aune des échéances électorales et acte fondateur du lancement d’un futur projet de cité johannique, si les ambitions semblent multiples, le pari, lui, demeure risqué. Car interroger l’opportunité d’un rapprochement entre Jeanne d’Arc et la gauche en 2025 implique de rappeler la construction même de la Jeanne d’Arc « de gauche », entre espoirs et renoncements.

D’abord l’incarnation d’un nationalisme de gauche puis de droite

Accaparée par l’affection du Front national devenu RN, notre mémoire collective a souvent occulté que Jeanne d’Arc fut longtemps une icône de la gauche française. En maturation pendant la Révolution française et en lien avec l’élaboration de Marianne, Jeanne d’Arc devient, sous l’impulsion du courant romantique et de Jules Michelet, l’incarnation d’un nationalisme de gauche lié à la souveraineté populaire. Parfois associée à Louise Michel, cette image de l’héroïne patriote et résistante trahie par les puissants constitue la matrice d’un modèle qui va s’épanouir dans les premières années de la Troisième République en quête d’une figure de proue laïcisée permettant la communion des masses avec ce nouvel esprit. Popularisée par les plumes de Jaurès, Péguy ou Anatole France, la Jeanne d’Arc fédératrice de gauche va toutefois être fragilisée par les tentatives d’appropriation parallèle de l’église catholique et d’une nouvelle droite revancharde la rêvant en patronne d’un nationalisme d’abord pacifiste, mutant radicalement vers l’antisémitisme et la xénophobie.

Une référence pour le Parti communiste !

Symptomatique de cet affaiblissement, le projet d’une fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme, originairement de gauche et déposé par Joseph Fabre en 1884, n’aboutira finalement qu’en juin 1920 voté par une majorité de députés de droite sous l’impulsion de Maurice Barrès. Avec l’annonce de la canonisation – anesthésiante – de l’héroïne survenue quelques semaines plus tôt et la scission du congrès de Tours, la Jeanne d’Arc de gauche va essentiellement survivre par le biais du nouveau Parti communiste qui en fait un usage régulier avec comme point d’orgue les années du Front populaire. Paradoxalement, c’est la même fête nationale destinée à l’origine à prolonger l’esprit d’Union sacrée de la Première Guerre mondiale qui va cristalliser cette bataille culturelle jusqu’à ce que la manifestation soit interdite à plusieurs reprises par le Cartel des gauches !

« Miroir et modèle des femmes résistantes »

Entre tensions et débordements, deux images de Jeanne d’Arc vont dès lors s’affronter. Face à la passionaria populaire et martyre défendue par les jeunesses communistes, se dresse la vestale de l’Action française et des ligues combattant l’anti-France et le cosmopolitisme. Entre les errements de Vichy dont elle est l’un des ressorts de propagande favoris et sa forte récupération gaulliste pendant la Résistance et la France Libre, la Jeanne d’Arc communiste s’affirme et s’ancre durant la Seconde Guerre mondiale et bien au-delà. Véritable fil conducteur national entre les victimes populaires de 1789 et celles de la Commune, Jeanne d’Arc devient le modèle et le miroir de la femme résistante et des militantes sacrifiées du parti, Danielle Casanova en tête. Si cette image perdure encore dans les deux décennies suivantes par le biais du couple Thorez-Vermeersch et des colonnes de l’Humanité, l’accaparement durable opéré par la droite radicale populiste dans les années 1970 va progressivement condamner cette Jeanne d’Arc de gauche à un long et pesant silence.

Récupération lepéniste !

Entre 1988 et 2015, face au clan Le Pen qui monopolise la référence à Jeanne d’Arc par le biais de sa très médiatisée fête parisienne du 1er mai, nombreuses sont les voix à la dénoncer mais rares sont celles politiques – Jean-Pierre Chevènement et Georges Frêche exceptés – capables de la lui contester en ordre serré. Confusion oblige entre le temps lepéniste et la fête nationale progressivement délaissée, c’est avant tout dans les lieux de mémoire johannique, Orléans en tête aux heures où les fêtes rencontrent l’histoire, que la riposte s’organise. François Mitterrand, Michel Rocard ou Élisabeth Guigou, nombreux sont les invités d’honneur à marteler chaque 8 mai sous la forte dynamique de Jean-Pierre Sueur, l’appartenance du souvenir de Jeanne d’Arc aux valeurs de gauche et à la République toute entière. Si l’espoir d’un renouveau semblait permis avec l’avènement de Ségolène Royal en 2007 et ses nombreux appels du pied à la féminité et à la jeunesse de Jeanne d’Arc, force est de constater, et ce sont ses mots de 2013, que : « la gauche avait abandonné Jeanne d’Arc tout comme elle avait abandonné le thème de la nation ».

Regain d’intérêt par la gauche

Essai non transformé d’une voix isolée et aveu de rejet collectif ; entre-temps, c’est le candidat Hollande en continuateur de cette défiance envers les mythes fondateurs de l’identité nationale, qui qualifie le sixième centenaire de la naissance de Jeanne d’Arc de non-sujet. Un non-sujet devenu non-événement quand le président élu décline par deux fois en 2013 et 2016, l’invitation des maires d’Orléans à venir assister aux fêtes pour y tenir un discours d’unité comme le veut la tradition.

Ignorée voire moquée à l’image des outrances de Jean-Luc Mélenchon, comment au final expliquer ce regain d’intérêt ? On peut tout d’abord y voir un lien avec l’abandon de la fête du 1er mai par le Rassemblement national depuis 2023, libérant ainsi l’emprise sur le personnage. Cela étant, ne plus seulement dénoncer la référence lepéniste à Jeanne d’Arc mais s’inscrire à son tour dans une logique de reconquête relève de la gageure après des années de délitement de la gauche avec la culture des symboles nationaux. Affirmer que Jeanne d’Arc est de nouveau « de gauche » ne saurait suffire et surtout pour « quelle gauche » au vu de l’archipélisation des sensibilités qui la composent. Alexis Corbière, zélateur d’un rassemblement unitaire des gauches et orateur du 16 avril, remarquait dans le cas Jeanne d’Arc que « faire de l’histoire, c’est aussi faire de la politique ».

Introspection nécessaire

L’inverse est également vrai et cette « relecture lucide des mythologies nationales » annoncée ne peut à l’évidence faire l’économie d’une nécessaire introspection. Idem sur la volonté de faire coexister sous le même étendard moult interprétations de Jeanne d’Arc sur fond de multiculturalisme et d’universalisme ; de la figure patriote et résistante à l’inspiratrice queer en passant par la féministe, quel message retenir ? Entre adopter certaines théories controversées et célébrer sa Fête nationale chaque second dimanche de mai, la gauche aura peut-être à faire un choix.

*Le titre et les intertitres sont de la rédaction


Plus d’infos autrement :

Orléans, Jeanne d’Arc et Nelson Monfort : oh my god !

Commentaires

Toutes les réactions sous forme de commentaires sont soumises à validation de la rédaction de Magcentre avant leur publication sur le site. Conformément à l'article 10 du décret du 29 octobre 2009, les internautes peuvent signaler tout contenu illicite à l'adresse redaction@magcentre.fr qui s'engage à mettre en oeuvre les moyens nécessaires à la suppression des dits contenus.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Centre-Val de Loire
  • Aujourd'hui
    18°C
  • samedi
    • matin 10°C
    • après midi 23°C
Copyright © MagCentre 2012-2025