En octobre 2024, la santé mentale a été sacrée « Grande cause nationale 2025 » par le Premier ministre d’alors, Michel Barnier. Plus de sept mois se sont écoulés. Rien de concret n’a changé dans le quotidien des Français après cette proclamation accueillie avec espoir par beaucoup. L’intention est louable en apparence mais ne cache-t-elle pas des risques ?
Une pilule pour tout arranger ? – Image Pixabay
Par Jean-Paul Briand.
Nous possédons tous une santé mentale qui varie tout au long de notre vie au gré des épreuves et des joies de l’existence. Il fut un temps où l’état émotionnel des personnes relevait uniquement de la sphère individuelle. De nos jours nous ne sommes plus les seuls responsables de notre état psychologique et la santé mentale est de moins en moins une affaire privée. Dépendant pour une grande part des conditions de vie, l’État a désormais le devoir d’intervenir.
Des concepts aux frontières poreuses
Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque aujourd’hui la santé mentale ? Dans ce mot-valise chacun peut y mettre ce qui l’arrange. Pour certains, il s’agit simplement de l’absence de troubles psychiatriques caractérisés. Pour d’autres, c’est l’absence de mal-être, de mal de vivre, d’acédie, cet archaïque péché capital.
Santé mentale et maladie mentale sont des concepts aux frontières poreuses. Elles constituent deux continuums distincts mais intimement liés. On peut jouir d’une vitalité psychique éclatante ou sombrer dans une profonde détresse précédant parfois une authentique affection psychiatrique. Il est possible d’être atteint par une maladie psychique délétère et jouir d’un bon niveau de santé mentale. Un patient vivant avec un trouble bipolaire stabilisé, suivant son traitement, peut tout à fait se sentir épanoui. Inversement, une personne qui traverse une période de souffrance émotionnelle intense, de deuil, qui se sent isolée et malheureuse, ne remplit pas pour autant les critères d’une anomalie psychiatrique avérée.
Des recettes miracles pour un bonheur clés en main
Pour l’OMS la santé mentale est « un état de bien-être dans lequel un individu réalise ses propres capacités, peut faire face au stress normal de la vie, peut travailler de manière productive et est capable d’apporter une contribution à sa communauté ». Cette définition soulève des interrogations : Qu’est-ce que cet « état de bien-être » universel ? C’est quoi ce « stress normal de la vie » ? Ces données sont subjectives et évasives. Dans la définition de l’OMS, le travail semble être l’étalon, la jauge. Une personne aurait une bonne santé mentale si elle est capable de travailler, d’être productive. Pourtant le travail est générateur de souffrances. Alain Rey explique dans son « Dictionnaire historique de la langue française » qu’en ancien français « travailler signifie faire souffrir ». D’après l’OMS, une bonne santé mentale est un critère de productivité, un booster de performances, une plus-value ou une variable d’ajustement économique. Ce glissement sémantique a ouvert la voie à un marché florissant où prospère une armée d’intervenants mercantiles. Des coachs en tous genres, s’auto-proclamant spécialistes du développement personnel proposent des recettes miracles pour un bonheur standardisé clés en main.
Faut-il tout médicaliser ?
Il est nécessaire d’éloigner les charlatans et autres profiteurs opportunistes afin d’éviter la marchandisation du champ psychique. Faut-il pour autant tout médicaliser ? Dans nos sociétés occidentales, relativement apaisées et prospères, c’est souvent le seuil de tolérance à la souffrance psychique, son intensité, sa durée, son impact sur le quotidien qui entraîne une prise en charge médicalisée. Mais où placer le curseur ? Si un homme rumine des idées noires parce qu’il est menacé de perdre son emploi ou si une femme a des pensées suicidaires à la suite d’une rupture amoureuse, doit-on leur prescrire des psychotropes, alerter les syndicats dans le premier cas ou la famille dans le second ? Si le psychiatre préconise l’hôpital pour évaluer le risque, mais que l’individu refuse, doit-on brandir l’hospitalisation sous contrainte ? Désormais, au fil des ans, la réponse à la souffrance psychologique glisse dangereusement vers une solution quasi exclusivement psychiatrisante.
Anesthésier nos émotions
Promouvoir la santé mentale paraît une bonne chose mais le risque d’une normalisation des affects, d’une standardisation des émotions est bien présent. L’inquiétude, la peur, les larmes, la colère, l’indignation, voire la révolte sont des réactions profondément humaines, souvent légitimes, parfois salvatrices. Elles sont souvent le reflet des dysfonctionnements de notre société, de ses injustices, de ses manquements. Des conditions de travail ou de logement dégradantes, l’isolement social, les discriminations, la perte d’un être cher : voilà des terreaux du mal-être pour nombre de nos concitoyens.
Si la « Grande cause nationale 2025 » se borne à vouloir anesthésier nos émotions, si la « bonne santé mentale » devient une nouvelle injonction sociale sans que l’on s’attaque aux racines économiques, sociales et culturelles des souffrances psychologiques, alors la célèbre formule attribuée à Bernard de Clairvaux, « L’enfer est pavé de bonnes intentions », prend tout son sens. Il est temps de soigner la société pour que les individus puissent y trouver leur équilibre et non l’inverse.
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