C’est un spectacle déconcertant, dérangeant, parfois consternant et triste, de voir un grand esprit qui succombe à l’irrationnel. Pourtant l’histoire intellectuelle regorge de figures brillantes dont les raisonnements, pourtant affûtés dans leur domaine, ont dérivé vers une incohérence inouïe ou un absurde des plus débridés. Quelle leçon en tirer ?
Par Jean-Paul Briand.
Pourquoi une sommité intellectuelle, un lauréat de prix prestigieux, un chercheur dont les travaux ont révolutionné la connaissance, prononce des paroles iniques, affirme des théories en opposition avec les faits les plus élémentaires, contredit les évidences, adhère à des mouvements conspirationnistes absurdes, défend des positions politiques révoltantes ou des concepts sociaux aberrants ?
De grands esprits s’aventurent dans des domaines qu’ils ne maîtrisent pas
Le savoir moderne est désormais hyper-spécialisé. L’universalisme du savoir a vécu. Aujourd’hui l’omniscient n’existe plus. Un génie des mathématiques peut avoir une compréhension du monde social dérisoire. Un biologiste primé peut être totalement incompétent en économie. Malheureusement il semble que certains grands esprits, grisés par le succès et entourés de courtisans complaisants, l’oublient et s’aventurent dans des domaines qu’ils ne maîtrisent pas. L’exemple classique est celui de Linus Pauling, prix Nobel de chimie pour ses travaux sur les liaisons moléculaires puis de la paix pour son opposition aux essais nucléaires. Dans ses dernières décennies, il devint un militant déraisonnable et obstiné de la prise de doses excessives de vitamine C qu’il considérait comme la panacée contre de très nombreuses maladies, dont le cancer et le vieillissement. Ce savant balayait d’un revers de main toutes les études rigoureuses qui infirmaient ses croyances. On pourrait encore citer le professeur Luc Montagnier, prix Nobel de médecine pour ses travaux sur le sida, lequel, sur le tard, devint le propagandiste zélé de théories douteuses sur la mémoire de l’eau et contre les vaccins anti-Covid.
L’intelligence n’immunise pas contre les idéologies infamantes
Tous ces grands esprits sont a priori sincères quand ils propagent leurs absurdités. Il existe néanmoins de fabuleux tricheurs. Ainsi en 1998, le chirurgien anglais Andrew Wakefield fit paraitre une étude affirmant qu’une forme d’autisme était causée par le vaccin rougeole-oreillons-rubéole (ROR). En 2004 on découvrit que les enfants prétendument devenus autistes l’étaient avant d’être vaccinés et que Wakefield avait fabriqué son étude. Durant la pandémie de Covid, il a fallu de longs mois pour démontrer le « manque de rigueur » des études sur l’hydroxychloroquine effectuées par le médiatique directeur de l’institut hospitalo-universitaire « Méditerranée Infection » et établir l’inefficacité de son traitement. Il y a pire : l’intelligence n’immunise pas contre les idéologies infamantes. Elle peut même se mettre à leur service. Prenons le cas troublant du docteur Alexis Carrel, pionnier de la chirurgie vasculaire, lauréat du prix Nobel de médecine mais devenu admirateur du nazisme et apôtre d’un eugénisme raciste.
Il est toujours difficile d’accepter ses erreurs
Pour une personnalité célèbre dont la réputation est bâtie sur son expertise et son jugement, cela peut être insoutenable d’admettre s’être trompé. Se détacher d’une idée erronée dans laquelle un prodige a investi une part significative de son énergie intellectuelle peut avoir un coût psychique et narcissique trop élevé. Reconnaître ses errements est d’autant plus difficile lorsqu’un leader génial est supporté par toute une communauté totalement acquise à ses thèses. Ses admirateurs, disciples, élèves, collaborateurs perçoivent alors les critiques externes comme des attaques malveillantes ou de l’incompétence crasse et entretiennent leur génie incompris dans ses aberrations. Il est toujours difficile d’accepter ses erreurs.
Ne pas confondre intelligence et raison
Le spectacle du grand esprit égaré nous enseigne que l’intelligence ne suffit pas à fonder une pensée cohérente. Aussi brillante soit-elle, elle n’est pas un bouclier contre les biais cognitifs, l’idéologie, la vanité ou des besoins émotionnels profonds. Elle peut même être un outil efficace pour défendre des positions irrationnelles. Ainsi des esprits acérés, forgés par la rigueur et l’analyse, sombrent parfois dans l’ineptie ou l’incohérence. Quels peuvent être les remèdes ?
Peut-être ne pas confondre intelligence et raison, savoir et jugement, érudition et lucidité. Mais aussi entretenir vigilance et doute méthodique, cultiver l’humilité en acceptant ses erreurs et accepter d’être remis en cause par des débats contradictoires ouverts.
« L’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose » Voltaire
Plus d’infos autrement :
Quand les noms de rues font débat