Joaquim Trier tisse un récit simple sur les liens complexes au sein d’une famille d’artistes. Avec un casting merveilleux, Renate Reinsve et Stellan Skarsgård notamment, il décortique le processus du jeu d’acteur et l’implication du privé dans la création. Une réussite brillante, une nouvelle pierre dans une lignée cinématographique nordique déjà très riche.

Nora (Renate Reinsve) et Rachel (Elle Fanning). Photo Kasper Tuxen Andersen.
Par Bernard Cassat.
Joaquim Trier allie tout de suite le temps et l’espace en faisant lire par un des personnages sa rédaction d’école décrivant la maison de son enfance. Elle devient le théâtre à partir duquel se déroule toute l’histoire, où il est justement question de théâtre et de cinéma.
La narration avance par grandes séquences souvent coupées brutalement, son comme image. Les personnages s’imbriquent ainsi dans une fresque intime au lourd passé. Le père, ses deux filles et les absents disparus dans des circonstances dramatiques.
Le poids du passé
On pense bien évidemment à Bergman, le maître de cette veine dans laquelle Trier s’inscrit. Le père a mené sa carrière de réalisateur loin de chez lui sans s’occuper de ses filles. Il revient après le décès de sa femme de laquelle il était divorcé depuis longtemps. Appartenant à la vieille école du cinéma, il n’a pas réalisé de film depuis quinze ans. Sa fille ainée, Nora, est actrice de théâtre. Elle ne lui pardonne pas sa très longue absence. Nora est perturbée. Un trac d’entrée en scène se transforme en crise d’angoisse magistrale. Elle triomphe pourtant après être passée outre. Mais quand Gustav, son père, lui propose de tourner dans son film écrit pour elle, dit-il, elle refuse.

Renate Reinsve. Photo Kasper Tuxen Andersen.
Tout cela ne pouvait être crédible que joué par de grands acteurs. Renate Reinsve est extraordinaire en Nora Borg. Elle fait passer toutes les nuances de ses difficultés et toute la satisfaction de sa réussite. Son jeu reste sobre mais son regard transmet intensément. Alors que son personnage est complexe, toujours en proie au doute et enfermée dans une distance maladive, une rage froide venue de loin, elle est constamment en retenue. L’actrice porte ce personnage très loin.

Gustav (Stellan Skarsgård) et sa fille Nora. Photo Kasper Tuxen Andersen.
Stellan Skarsgård en Gustav livre une très grande prestation. Belle allure séduisante de vieux routier du cinéma, détaché, presque dilettante mais en même temps attentif au moindre signe. Attaqué par ses filles, il répond calmement. Séducteur au point de convaincre Rachel Kemp, une star hollywoodienne jouée par Elle Fanning, de remplacer Nora qui lui a refusé le rôle. Joaquim Trier décortique avec eux la relation subtile du réalisateur à ses acteurs : Gustav raconte à Rachel le film dans les lieux mêmes où il va être tourné, lui faisant vivre avec intensité le suicide de sa propre mère. Puis il lui fait travailler d’autres scènes avec une lecture du script, comme le font les acteurs de théâtre.

Gustav (Stellan Skarsgård) et Rachel sur la plage de Deauville. Photo Kasper Tuxen Andersen.
C’est d’autant plus fort qu’Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas), sa fille cadette, après avoir lu le scénario, tente de convaincre sa sœur Nora d’accepter de tourner ce film en lui faisant lire la même séquence. Historienne, elle documente l’histoire familiale, de sa grand-mère notamment, qui a été résistante, arrêtée et torturée. Puis qui s’est suicidée, beaucoup plus tard, après avoir eu Gustav.
Comme chez Bergman, il y a au centre de Valeur sentimentale le pillage de la vie privée, transposée plus ou moins par le créateur, mais difficile à vivre pour le proche mis en cause. L’œuvre devient un jugement entre acuité cinglante, cynisme, mépris, rancœur ou condescendance. Mais le travail de Gustav, lorsqu’il arrive enfin à entrainer Nora, se révèle éclairé. Le vieux lion solitaire est plus brillant que jamais, et même ses proches le reconnaissent. Comme une happy end pour le film de Trier.
Puissance des images et des sentiments
Il nous offre un long métrage touchant et profond, allant d’une certaine manière tranquille et ordonnée au fond de ces questions sans fond sur la création, la transmission, le jeu, l’acteur perdu entre son personnage et lui-même. Et surtout construisant des images magnifiques, de la maison, du théâtre, de la plage de Deauville où Gustav passe une nuit d’excès à séduire Rachel. Dans une mise en scène précise et ordonnée, il capte magnifiquement les moindres sous-entendus, les effleurements tragiques de l’histoire familiale. Avec souffle et élégance, il construit une œuvre brillante où le sentiment n’est pas la moindre valeur.