Suite de la série sur l’industrie du sucre qui fit la prospérité des grandes familles orléanaises au XVIIIe siècle. Les quantités de matières premières qui débarquaient des gabares au port de Recouvrance dépendaient directement de la discipline imposée à la main d’œuvre déportée d’Afrique dans les plantations d’Amérique. L’autorité était assurée par la répartition des rôles entre les Marchands, les Missionnaires et les Militaires, la règle coloniale des trois M. Très vite, il est apparu nécessaire de poser un cadre juridique et administratif pour faire respecter l’ordre royal à ces nouveaux territoires. C’est alors qu’entre en scène un personnage discret, efficace et surtout dévoué.
Philippe Voisin
Direction Blois et ses quartiers Nord, ses immeubles blancs, ses larges artères à angles droits et sa Maison Bégon, une Maison des Jeunes et de la Culture imposante à toit plat et couleurs vives. Maison Bégon, quel drôle de nom pour le pôle culturel de l’une des plus importantes ZUP de France ?

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Le nom de Bégon sous un portrait à l’huile, perruque poudrée, dentelles et bas de soie semble plus à sa place au château qu’en grosses lettres façon pop’art sur le mur d’une cité populaire périphérique. Car dans la famille Bégon, on a toujours vécu près des princes. Michel Bégon, le quatrième, du nom achète l’hôtel d’Alluye, un palais renaissance à sa mesure construit sous François 1er. Son père, Michel Bégon III (1570-1652) était conseiller du roi, receveur des tailles de l’élection de Blois, seigneur de Villecoulon (près de Josnes). Noblesse de robe, c’est une bonne filiation pour le petit-fils, Michel Bégon V qui grandit à l’ombre du château où Gaston d’Orléans, le frère de Louis XIII s’installe définitivement en 1652. Le jeune Michel Bégon, le cinquième, a 20 ans en 1658. Il fréquente régulièrement le « Grand Monsieur » (1) et ses collections. Antiquités, plantes, animaux, médailles, bibliothèque. Il étudie les Belles Lettres au collège des Jésuites. Il cultive sa passion pour la science.

Portrait de Michel Bégon (1638-1710) © Musée national de la Marine/A.Fux
Détourné de l’état religieux qui l’attire, encouragé par ses parents, il s’oriente vers le droit à Paris et devient garde des sceaux au présidial de Blois le 13 décembre 1662 puis président du même tribunal le 1er mai 1667.
Quelques années avant, sa cousine germaine, Marie Charron a épousé un certain… Jean-Baptiste Colbert.
Michel Bégon dit le grand Bégon, scrupuleux et dévoué
A Blois, la conscience religieuse avec laquelle il remplissait ses devoirs de juge faisait de lui le protecteur des petits et des faibles et Bégon traitait avec sévérité ses subordonnés indélicats qui extorquaient des honoraires exagérés aux malheureux plaideurs.
Il remplit honorablement les charges qui lui sont confiées à Orléans, Toulon, Brest et au Havre où il cherche à améliorer le sort des ouvriers qui travaillent dans la vase. Il adoucit le système de recrutement et la vie à bord des matelots. Il se montre bienveillant à l’égard des protestants.
Le 12 septembre 1682, un an avant sa mort, Colbert, nomme son cousin par alliance intendant de justice, de police et des finances dans les Îles françaises d’Amérique. C’est une mission de confiance ! L’enjeu est de taille. Il faut remplir les caisses de l’État et les nouvelles colonies dites des Indes Occidentales brillent comme un trésor. Adepte du népotisme, Colbert a testé avec succès son cousin. Bégon V a fait ses preuves dans ses précédentes charges. Il sera l’homme de la situation, le messager et l’exécuteur du pouvoir royal (2).
Bégon a la charge de présider les Conseils de la Martinique, de la Guadeloupe, de Saint-Christophe puis de Saint-Domingue. Le maintien de l’ordre est indispensable aux circulations commerciales. La production locale est insuffisante et les révoltes sont fréquentes.
Le Code Noir
L’administration et la police des nouvelles colonies est une préoccupation constante pour Colbert. La France n’a pas l’expérience de l’esclavage dans son histoire et manque de codifications.

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Alors, dès 1681, le ministre demande aux représentants du roi, le gouverneur Blénac et l’intendant Patoulet, de réunir sur place la jurisprudence locale et les besoins exprimés par les colons. Bégon qui remplace Patoulet reprend le travail.
L’édit royal qui prendra le nom de Code Noir contient l’essentiel des articles rassemblées dans le mémoire signé par le comte de Blénac et l’intendant Bégon (3). En fait, c’est bien Michel Bégon qui est le principal (voire le seul ?) rédacteur du document après concertation des honorables habitants des Îles et des officiers des Conseils Souverains. À la lecture du rapport, on constate que les normes préconisées sont souvent reprises à la lettre. Contrairement à ce qui est généralement admis, le Code Noir n’a pas été conçu à Versailles par les juristes qui entouraient Colbert en reprenant les principes du droit romain. C’est un texte « antillais », résultat de cinquante années de pratique de l’esclavage, une thèse défendue par le juriste américain Vernon Valentine Palmer et encore contestée.
Mars 1685, est promulguée à Versailles l’ordonnance du roi touchant la discipline des esclaves nègres des Îles d’Amérique Française, connu sous le titre de Code Noir (4)(5), signature de Seigneulay, le fils et successeur de Colbert (6).
Il légalise des comportements archaïques mais il ne donne pas tous les droits aux maîtres. Pour l’historien Thierry Sarmant (7), le Code Noir formule le cadre juridique unifié qui manquait pour « préserver les capacités productives des exploitations ». L’unité juridique va de pair avec l’unité religieuse. Il faut rappeler ici les extraits des deux premiers articles du Code Noir :
Article 1 : « … enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence… »
Article 2 : « Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique… »
Le code noir sera officiellement enregistré par les autorités locales le 6 aout 1685, après le départ de Bégon. En mars 1724, un nouvel édit royal (Louis XV) touchant l’état et la discipline des esclaves nègres est étendu à la Louisiane.
Bégon, l’homme de son temps.
L’intendant Bégon est convaincu que le commerce est la raison d’être des colonies. Il s’efforce de développer toutes les cultures et d’intensifier les défrichements. Dans ses écrits, il regrette que les îles soient exploitées en sens unique par la métropole. Les habitants sont obligés de vendre leurs productions à la France à des prix dérisoires imposés par les négociants et achètent les denrées de première nécessité à des prix exorbitants, beaucoup plus élevés que dans les territoires voisins, anglais ou hollandais. Pour contourner cette obligation, des trafics illégaux avec les îles rivales sont fréquents.
Le développement de la production et du commerce reste sa priorité. Il faut donc encourager le peuplement. Le besoin incessant de main d’œuvre est une préoccupation constante face à la concurrence.
De 1650 à 1700, les îles anglaises reçoivent 242 000 esclaves contre 150 000 dans les îles françaises ! Sans main d’œuvre africaine, la situation des colons ne peut pas s’améliorer. La compagnie d’Afrique s’engage à livrer 2000 nègres par an. En 1684, elle n’en livre que 959. Bégon est désolé !
« Sans nègres, on ne vient à bout de rien dans les îles ».
Michel Bégon quitte la Martinique en Mars 1685.
Il a pris soin de rédiger un mémoire (8) adressé à son successeur dans lequel il déplore que l’on ne mette pas tous les moyens pour retenir et attirer les habitants. Il évoque l’importance du défrichement des terres. « On n’en viendra jamais à bout si l’on n’a des nègres à meilleur marché et en plus grande quantité ».
Il considère, ajoute-t-il, le commerce comme la principale ressource des îles. Mais le monopole du négoce par les vaisseaux français met les habitants dans la dépendance absolue. Il évoque la fragilité des institutions de la religion et de la justice. Il insiste sur la nécessaire conservation des minutes des greffes et des notaires.
Ce mémoire est le travail d’un juriste fidèle à ses principes, fruit d’une observation rigoureuse. Il propose une analyse dans laquelle il n’évoque jamais les éléments embarrassants pour la politique du roi. Mais en privé, il se laisse aller à un certain pessimisme : « il est certain que les îles produisent de très bonnes choses lesquelles faute d’application deviennent inutiles » (9).
Il rentre en France avec un échantillon de tous les produits des îles pour les faire examiner et éprouver. « J’ai fait dans mes différents voyages dans les îles françaises, écrit-il, un état de toutes les marchandises qui y croissent. Il est certain que les îles produisent une infinité de très bonnes choses. Il est souhaitable que quelqu’un s’en fit une affaire. » (10)
En mars 1685, Bégon devient intendant aux galères à Marseille.
Le 18 octobre de la même année, la révocation de l’Édit de Nantes qui interdit la liberté du culte protestant est prononcé. Une charge nouvelle s’impose à l’intendant : recevoir les réformés rebelles condamnés aux galères et pourchasser ceux qui tentent de fuir le royaume sur une embarcation. Quand les protestants sont trop nombreux pour les galères, Bégon les expédie aux Antilles avec les forçats invalides
Michel Bégon V a été un témoin et un acteur du développement du plus grand trafic d’être humain organisé par la France, loin cependant des quantités considérables d’Africains capturés et déportés par les Espagnols, les Hollandais et les Anglais, les ennemis Européens.
Il avait connaissance des mauvais traitements imposés aux esclaves noirs et aux engagés blancs. Il témoigne dans ses mémoires de sa préoccupation pour les populations Africaines, qu’elles soient « bien nourries et encouragées aux bonnes mœurs » … sous entendues chrétiennes. « La prostitution empêche les négresses de devenir grosses et prive la colonie de ses futurs esclaves ».
Dans son éloge funèbre, le père Théodore de Blois déclare : « Comme il avait su gagner le cœur de tout le monde, (…) quand il prit le chemin du port, du grand au petit, chacun le pleura. » Il n’est pas précisé la couleur de peau du grand et du petit !
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Le Grand Monsieur est le surnom donné à Gaston d’Orléans
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ANOM , Archives Nationales de l’Outre-Mer, 1 mai 1682 : instructions du roi à Bégon.
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Yvonne Mazard, Fonctionnaires maritimes et coloniaux sous Louis XIV Les Bégon (Albin Michel)
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Le Code Noir et autres textes de lois sur l’esclavage, éditions SEPIA
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Jean-François Niort, Code noir : faut-il brûler Colbert ? l’Histoire n°442 décembre 2017
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Et de Michel IV Le Tellier, chancelier de France
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Thierry Sarmant in Figarovox du 26 juin 2020
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Archives Nationales col C8 a3 12 avril 1685
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Lettre de Michel Bégon à Cabart de Villermont du 8 mars 1685
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Lettres de Bégon annotées par Louis Delavaud (1925). Archives Médiathèque de Rochefort