Le sucre et Orléans, toute une histoire ! #4 Du mercantilisme au capitalisme

L’histoire orléanaise du sucre ne sort pas du fleuve mystérieusement telle une sirène. Le siècle de la prospérité pour les marchands d’Orléans n’est qu’un épisode dans la conquête maritime des empires. Dans une économie déjà mondialisée au XVIIIe siècle, les caprices sucrées qui faisaient le bonheur des grandes tables européennes ont enrichi les raffineurs et leurs réseaux engagés dans une révolution industrielle qui s’annonce déjà.

Par Philippe Voisin

Développer le commerce pour remplir les caisses


Vue du Port de Rochefort, prise du Magasin des Colonies © Musée national de la Marine/A.Fux

Le mercantilisme est une théorie économique qui trouve sa formulation au XIXe siècle avec la Révolution industrielle. Mais il a pris corps trois siècles plus tôt quand la découverte du nouveau monde et ses richesses ont assuré le triomphe des monarchies absolues et le développement de la colonisation.
Les Historiens de l’Économie nous expliquent que la puissance des princes repose sur l’or et sur le rendement de l’impôt, limité et souvent contesté. Pour conserver leur pouvoir et acquérir les métaux précieux, il faut trouver d’autres recettes. Les couronnes s’appuieront sur les marchands pour générer un excédent commercial nécessaire au renouvellement des stocks d’or et aux dépenses militaires.
Dans son testament politique, Richelieu souligne « l’importance du commerce comme socle de la puissance royale, d’abord sur les mers ». C’est bien le développement du commerce maritime qui a permis l’étonnante réussite des Provinces Unies enviée à Versailles.
L’État se trouve donc dans l’obligation d’assurer la sécurité de la circulation des marchandises. Colbert entreprend la construction d’arsenaux comme celui de Rochefort. Ce mercantilisme ancien où l’intervention de l’État est déterminante, a été dénommé par la suite « colbertisme ».

Mettre la flibuste au service du roi

Combat de la Dominique, 17 avril 1780 © Musée national de la Marine/A.Fux

La présence des bâtiments français est attestée dans les Caraïbes depuis le début du XVIe siècle. Les butins des raids et pillages remplissent leurs cales. San José et les villes d’Hispaniola (1) sont mises à sac en 1539 et 1543. Les Espagnols, les Anglais et les Hollandais rodent dans les mêmes courants. Les courses et les « commerces au bout de la pique » sont les plus rentables. Leur rayon d’action s’étend du Venezuela à la Nouvelle-France. Cependant, les rapines ne sont pas leurs seules sources de revenus. Des transports de marchandises à l’origine parfois douteuse pudiquement qualifiés d’échanges commerciaux, existent bien simultanément contre les intérêts de la couronne. Colbert doit mâter les flibustiers rebelles.
Sur terre, pour « blanchir » leurs trésors, ces marins aventuriers deviennent eux-mêmes propriétaires d’une habitation (2). Ils ont par conséquent intérêt à protéger les flux commerciaux. Commissionnés par lettre royale, ils participent la sécurité du commerce et des ports contre les assauts des anglais et des espagnols.

Pourquoi le sucre n’est pas raffiné aux Antilles ?

Moulin à sucre dans une colonie esclavagiste au XVIIe siècle.

Les raffineries ont eu une existence éphémère aux îles en raison de l’Exclusif colonial initié par Colbert : les colonies sont destinées à fournir les matières premières pour être transformées en produits manufacturées d’une valeur supérieure, écoulées sur le marché français et transportées en Europe.
Le raffinage se développe, s’industrialise et les raffineurs sont puissants, comme en témoigne cette anecdote : on retrouve un certain Hazan commerçant orléanais chez Colbert qui a appelé les plus nobles marchands pour parler du contrôle du commerce. Hazan se sent si puissant qu’il se permet d’être insolent devant le ministre, sa grandeur : « lorsque vous êtes venu au ministère, vous avez trouvé un chariot renversé et que depuis que vous y êtes, vous n’avez rien fait que de le reverser de l’autre côté ».
Sous la pression, le Conseil royal prend un arrêté en 1684 qui interdit de construire de nouvelles raffineries aux Antilles. À cette interdiction s’ajoutent des taxes dissuasives pour cantonner les îles à produire du sucre brut ou moscuouade. Les familles orléanaises deviennent libres d’empocher sans concurrence la plus-value sur la transformation du sucre, de l’or blanc !

Du mercantilisme au capitalisme familial.


Le coût d’une mission est considérable comme le risque d’être attaqué sur la mer. Les appels à des investisseurs de l’intérieur sont encouragés. A Nantes, les armateurs proposent des actions pour partager le capital. Les riches familles orléanaises s’engagent dans la discrétion. Il est encore difficile aujourd’hui de décrire avec précision les prises de participation : les actes notariés sont incomplets, les archives sont détruites ou inaccessibles.
Le bénéfice dépasse les 100 %. L’investissement offre les garanties de la rente : les colons et planteurs font des paiements différés. Confiance partagée : on a retrouvé dans les comptabilités des échéances à long terme, le record est de 50 ans.
Certains armateurs obtiennent la participation des banques flamandes. Ils prennent des assurances dans des cabinets anglo-saxons. On peut déjà parler de mondialisation des capitaux. Des familles orléanaises appartiennent à ce réseau tentaculaire européen qui génère un abondant flux monétaire. On retrouve les Desfriches, Colas Desfrancs, Vandebergue, Sarrebourse, Ravot.

Orléans plaque tournante du commerce colonial.

Des traces de poteries orléanaises ont été identifiées dans les fouilles archéologiques en Guadeloupe. Orléans est avec la Vallée de l’Huveaune en Provence et Sadirac en Gironde, l’un des trois grands centres identifiés de production de céramiques. Car l’industrie primaire du raffinage entraine des industries secondaires. La poterie bien sûr mais aussi le papier à Meung sur Loire et à Olivet qui possèdent des moulins.
Aux activités de transport fluvial liées aux échanges avec Nantes s’ajoutent celles liées à l’exportation du sucre raffiné vers les grandes villes européennes. Grâce à sa position géographique, Orléans est devenue un grand carrefour commercial qui profite surtout à quelques réseaux consanguins.
Entre la fin du XVIe siècle et 1770, la consommation de sucre est multipliée par dix, passant de 20 000 à 200 000 tonnes.
De cette époque dorée, on a effacé sur les murs des belles demeures au bord du Loiret, de Saint-Hilaire-Saint-Mesmin à Saint-Cyr-en-Val, le sang des esclaves de Saint-Domingue, de Saint-Pierre de la Martinique, de Saint-Christophe et de Saint-Anne de Guadeloupe. On attend une marque mémorielle des souffrances de ces déportés Africains dans la salle baptisée « Desfriches » à la médiathèque du Temps-Perdu (3) à Olivet.

(1) Nom ancien de Saint-Domingue
(2) Une habitation est une exploitation agricole tenue par des colons
(3) « Le Temps-Retrouvé » est le nom réel de la médiathèque d’Olivet


Sources bibliographiques
L’argent de la traite – Olivier PetreGrenouilleau (Flammarion)
La France au temps des Négriers – Jean Michel Deveau (France Empire 1994)
Le goût de l’or blanc – Maud Villderet (Presses Universitaires de Rennes 2017)
De Poncy, premier capitaliste sucrier des Antilles – Michel-Christian Camus
Provenance des céramiques de raffinage en Guadeloupe – Tristan Yvon (CNRS 2009)
L’enfer de la Flibuste – Frantz Olivié et Raynald Laprise (Anacharsis 2021)
Le grand Colbert – Thierry Sarmant et Mathieu Stoll (Texto 2021)
Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu – Jean-Pierre Moreau (Karthala 1992)
Histoire des Antilles françaises – Paul Butel (Perrin 2002)

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