« Du sang sur les toits d’Orléans » : quand la cité ligérienne prospérait grâce à l’esclavage

Le mercredi 24 septembre, Magcentre a inauguré ce qui s’annonce comme la première conférence sur les sucreries d’Orléans au XVIIIᵉ siècle. Lors d’une soirée à l’Hôtel Dupanloup, c’est une autre histoire de la ville qui s’est dévoilée. L’histoire d’une ville qui a prospéré grâce à l’exploitation d’esclaves.

Magcentre organisait une conférence sur le raffinage du sucre à Orléans le 24 septembre dernier. Photo Magcentre


Par Steven Miredin.


Alors que les fêtes de Loire mettent en scène une vision tronquée, si ce n’est fausse, de l’histoire de la Loire, Magcentre a proposé de voir l’histoire de la Loire différemment. Alors que la mémoire de la ville occulte, volontairement ou non, une partie du passé orléanais, c’est une histoire cachée d’Orléans qui s’est dévoilée à l’hôtel Dupanloup. Avec la participation d’Emmanuel Brouard (historien de la Loire) et de Pierre Serna (professeur d’histoire moderne) lors d’une conférence animée par Jean-François Leborgne, le public a découvert une facette du capitalisme et de l’esclavage.

Les secrets du sucre à Orléans : une responsabilité politique et historique

L’histoire de l’esclavage a tendance à s’arrêter aux portes de Nantes ou de Bordeaux. Les historiens présents ne contestent pas la place importante de la ville de Nantes, principal port négrier de la France du XVIIIe siècle. En ce sens, l’historien Emmanuel Brouard explique que la ville nantaise représentait près de 83 % du trafic des ports français. Mais il ne méconnaît pas non plus l’importance d’Orléans dans un axe qui liait Saint-Domingue (l’actuel Haïti)-Nantes-Orléans-Paris. Emmanuel Brouard s’est attelé à démontrer que l’industrie de raffinage orléanaise était directement liée à l’esclavage. Une ville volontairement choisie pour sa proximité avec la capitale et son accès relativement rapide.

En livrant les secrets du sucre à Orléans, il met à nu une France qui prospérait sur les marchandises produites par l’exploitation d’esclaves. Par son travail de recherche sur la Loire, il réajuste la représentation de la ville prérévolutionnaire. À l’image du travail de Laura Nsafou, autrice, blogueuse et afro-féministe, il défend le droit des personnes racisées, mais aussi orléanaises, d’avoir accès à leur véritable histoire. Déconstruisant un discours stéréotypé qui se transmet au fil des récits, il répare l’estime d’une population qui n’avait jusqu’alors pas de place dans l’histoire locale et nationale.

Au cours d’une démonstration, il a montré l’implication directe de l’État dans l’exploitation des corps de femmes, d’hommes et d’enfants noirs. Cela renvoie à questionner la responsabilité historique de l’élite locale dans le récit collectif. Pour Emmanuel Brouard, « cela pose des questions morales et de responsabilité ». Choisir de ne pas aborder la vente et le trafic négrier implique de questionner la responsabilité de celles et ceux qui l’occulte volontairement.
 

« J’appelle négrier, non seulement le capitaine de navire qui vole, achète, enchaîne, encaque et vend des hommes [et des femmes] noirs, ou sang-mêlés, qui même les jette à la mer pour faire disparaître le corps du délit. Mais encore tout individu qui, par une coopération directe ou indirecte, est complice de ces crimes. Ainsi, la dénomination de négriers comprend les armateurs, affréteurs, actionnaires, commanditaires, assureurs, colons-planteurs, gérants, capitaines, contremaîtres, et jusqu’au dernier des matelots, participant à ce trafic honteux », disait l’Abbé Grégoire en 1822 dans Des peines infamantes à infliger aux négriers.

 
L’historien conclut son intervention en rappelant que « s’il n’y avait pas eu de raffineurs orléanais, il n’y aurait pas eu de commerce négrier ». Comme la Société des amis des Noirs, il pose ici les jalons moraux pour la reconnaissance d’une responsabilité historique.

« Ils ont droit à leur histoire »

Mais comment contester une époque où une grande partie de la population trouve cela normal ? Selon l’historien Pierre Serna, l’argument de la morale se trouve bloqué par des considérations générationnelles. Pour cette raison, ce dernier préfère écarter le moral pour parler du politique.

Il introduit son propos en énonçant que « les rapports de pouvoir, les dominations sociales et ségrégations sont des faits objectifs lourds ». Dans sa présentation, il pointe le retard d’Orléans face à l’histoire. Il pose le constat évident d’une organisation de l’oubli et de la construction d’un récit volontairement faux, d’un point de vue historique. Cette construction, il l’impute aux élites orléanaises qui « ont construit l’oubli d’une histoire ». Une histoire qu’il ne cherche pas à dresser contre Orléans. Il cherche, au contraire, à relater toute l’histoire d’Orléans qui s’étend au-delà de Jeanne d’Arc.

L’histoire de la ville d’Orléans, c’est l’histoire d’un monde, une histoire « globale » de l’esclavage. Dans cette histoire, Haïti est « le paradoxe des Lumières », déclare-t-il. Dans Exterminez toutes ces Brutes, Raoul Peck définissait, lui aussi, Haïti comme l’échec des idées des Lumières et comme la seule vraie expérience des prétentions universalistes de l’époque révolutionnaire.

Orléans est une ville, vivant et pensant capitaliste, car son seul enjeu est celui du « profit ». Pierre Serna en veut pour preuve l’exploitation du sucre. Il précise toutefois que l’exploitation du sucre n’était pas au service d’une ville, mais d’une vingtaine de familles. Des familles qui n’ont pas disparu et dont la fortune ne s’est pas éteinte avec la révolte des esclaves de 1799. La conférence aura mis en avant que ces grandes familles, voyant arriver la chute de l’exploitation esclavagiste, ont investi dans la rente foncière.

Désormais, l’héritage de l’esclavage à Orléans est d’abord architectural. À ce titre, l’historien affirme « qu’il y a du sang sur les toits d’Orléans ». Il fait ici référence à la présence des poteries servant à mouler les pains de sucre recyclés (déjà) en cheminées qui ornent le centre-ville.

En reléguant cette histoire au rang de l’oubli, l’enrichissement d’Orléans grâce à l’esclavage est resté et reste encore largement dans l’ombre de l’Histoire française contemporaine. Tributaires de mécaniques institutionnelles, Orléans en 2025 efface encore le racisme, l’agression, et fait prospérer l’homicide de l’invisibilisation, ce qui empêche de penser la commémoration.

La Rêveuse avait inauguré la soirée


En ouverture de la conférence, les ateliers de Musique ancienne de La Rêveuse, ensemble co-dirigé par Florence Bolton et Benjamin Perrot, ont offert quelques pièces du XVIIIe siècle. Autour du célèbre Chevalier de Saint-George, des compositeurs méconnus comme Piffet le fils, André Joseph Exaudet ou Michel Corrette ont donné l’occasion d’entendre les solistes Sylvie Quittelier et Ilme Gruner, accompagnées par les violes, théorbe, guitare baroque, vielle à roue et musette de cour. La prestation, commentée par Florence Bolton, a esquissé le contexte musical de l’époque et offert quelques « pépites » comme sait en dénicher La Rêveuse.


Plus d’infos autrement :

Le sucre à Orléans, toute une histoire ! #1

Commentaires

Toutes les réactions sous forme de commentaires sont soumises à validation de la rédaction de Magcentre avant leur publication sur le site. Conformément à l'article 10 du décret du 29 octobre 2009, les internautes peuvent signaler tout contenu illicite à l'adresse redaction@magcentre.fr qui s'engage à mettre en oeuvre les moyens nécessaires à la suppression des dits contenus.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Centre-Val de Loire
  • Aujourd'hui
    • matin 8°C
    • après midi 19°C
  • vendredi
    • matin 12°C
    • après midi 16°C
Copyright © MagCentre 2012-2025