Ancien avocat au barreau d’Orléans, Patrick Communal livre ici une lecture sur la violence sociale induite par les décisions politiques et interroge les ressorts d’un capitalisme mortifère, pointés dans l’ouvrage Saint Luigi du sociologue français Nicolas Framont.
Par Patrick Communal.
Brian Thomson était le PDG de la première assurance santé privée des États-Unis, United Health Care. Une compagnie dont dépendent 29 millions d’Américains assujettis au bon vouloir d’United Health Care pour la prise en charge de leurs soins de santé. Ces dernières années, l’entreprise s’est spécialisée dans le refus de remboursement des soins avec un taux de rejet des demandes atteignant 29% en 2024. Ces refus organisés de manière systémique, avec l’usage d’algorithmes visant à mettre en œuvre la stratégie d’United Health Care pour réduire la prise en charge des soins, ont compromis la santé et souvent la vie de milliers de patients. Brian Thomson a été tué sur un trottoir de New York, en se rendant à l’assemblée générale de son groupe, par Luigi Mangione qui encourt la peine capitale aux États-Unis mais a été érigé en icône dans une partie du monde.
Dans son ouvrage « Saint Luigi » Nicolas Framont, sociologue et rédacteur de Frustration magazine, s’attache à démontrer que le capitalisme peut donner la mort de manière silencieuse, par PowerPoint, et nous questionne sur les réponses possibles à cette violence… L’ouvrage est passionnant, il faut le lire car je ne souhaite pas paraphraser les interrogations de l’auteur même si je le fais quand même pas mal ici. Mais une partie de ce Saint Luigi interpelle notre actualité immédiate dans le contexte de la crise politique à laquelle nous assistons.
La dégradation de notre système de santé, l’état des services d’urgence, l’inégalité d’accès aux soins, n’est pas l’effet de fléaux obscurs et de processus difficiles à mesurer, elle est le fruit de décisions politiques. Nicolas Framont a suivi pendant quelque temps, comme collaborateur parlementaire entre 2017 et 2019, l’adoption de décisions ayant eu pour effet d’appauvrir notre système de santé. Il note que si les parlementaires peuvent prendre de telles décisions sans en ressentir le moindre embarras, c’est qu’il existe de nombreux filtres entre leur décision et la manifestation de ses effets qu’ils ne perçoivent pas et que ni eux, ni leurs proches ne subissent les effets de ces décisions. Le sort des malades, des handicapés, des personnes âgées dans les EHPAD, n’apparait pas dans les discussions qui sont uniquement technicisées et chiffrées. Les députés macronistes, écrit Nicolas Framont, traitent ces données comme ils les ont traitées en tant que DRH, directeurs financiers, patrons, hauts fonctionnaires puisque c’est leur profil socio-professionnel.
En novembre 2017, le plus vaste plan d’économies sur le dos de l’Assurance Maladie, donc des patients et des soignants est voté. Il est 4 heures du matin et à la buvette de l’Assemblée, la ministre de la Santé paye sa tournée de champagne. Les députés de la majorité applaudissent et trinquent. Parmi ceux-là, Nicolas Framont distingue deux catégories d’individus. Dans la première les imbéciles heureux, les notables opportunistes parvenus en politique par attrait pour les choses qui brillent et la reconnaissance sociale dans les discours d’un jeune président bourgeois et « pro-business ». Mais il existe, nous dit-il, un autre genre d’individus : les militants de la guerre sociale. Ce sont des gens issus de la petite ou grande bourgeoisie qui ont des intérêts à défendre, consciemment, ceux de leurs familles, de leurs amis, de leurs collègues, bref, de leur classe sociale. Dans un second chapitre intitulé « Rendre les coups », Nicolas Framont donne la parole à Edouard Philippe dont le gouvernement a adopté les lois les plus violentes : réforme du code du travail, plan d’économies sur l’assurance santé, réforme de l’assurance chômage. L’ancien premier ministre et candidat à la succession d’Emmanuel Macron s’exprime devant un parterre d’étudiants d’une grande école supérieure de commerce : « Je commence sur l’idée qu’il y a une colère rentrée dans la population française, qui va exploser. Et je termine mon propos, après avoir présenté toute une série de choses qu’on va faire, sur l’idée que pour éviter la colère d’Achille il faut la ruse d’Ulysse et que donc face à cette colère qui va se déclencher, il faut être rusé. » Edouard Philippe dévoile ainsi devant les étudiants la stratégie de la classe dominante, opposer la ruse à la révolte en surveillant le niveau de la colère sociale comme le lait sur le feu en évitant autant que faire se peut la dernière goutte… Edouard Philippe rêve d’une société à l’Américaine, retraite par capitalisation, donc pas de retraite pour les pauvres, un système de santé privé et des infrastructures publiques privatisées.
Depuis quelques jours, j’observe la mine chagrinée ou coléreuse des éditocrates, des experts de tous poils qui squattent les plateaux télé, dénoncent le chaos institutionnel, et déplorent l’isolement d’un gouvernement et d’un président qui ont perdu le contrôle des évènements. Ces gens ne roulent pas pour nous, ils sont les mandataires d’une oligarchie qui s’inquiète. Celle-ci finira par lâcher Macron. On saura bientôt, en reluquant la couverture glacée des magazines, quel sera le nouvel impétrant. Ce sera peut-être Edouard Philippe même si ses contrariétés capillaires et folliculaires pourraient rendre la tâche un peu plus délicate aux faiseurs d’image.

Saint Luigi, Nicolas Framont, les liens qui libèrent