Par Joséphine.
Tablées franchouillardes et « apolitiques »
L’info est passée relativement inaperçue si ce n’est sur la radio locale de service public : les 25 et 26 octobre, à Parçay-Meslay, en banlieue de Tours, avaient lieu deux banquets réunissant 1 500 personnes. L’organisateur de cette sauterie franchouillarde assumée ? Le Canon Français, une boîte créée en 2020 à Montbazon par deux copains issus de l’aristocratie tourangelle. Leur fonds de commerce est clair : monter des « gueuletons » et proposer aux clients de « festoyer » comme au temps jadis. Pour 80 euros, chaque convive peut donc faire bombance avec « 1 kg de nourriture » et se caler « autour d’une grande tablée, on sort le béret, on relâche la ceinture d’un cran et on bouffe comme si demain n’existait pas. Du sauciflard, du fromage qui pue, du vin rouge qui tache la nappe et des copains qui chantent trop fort : bref, le terroir ». Marseillaises à tue-tête à l’apéro, puis chansons de Sardou en faisant la chenille entre la poire et le dessert. Un petit bout de vieille France réconfortante aux reflets sépia.
Sauf que la petite entreprise montée à l’origine pour écouler des surplus de vignerons après le Covid a bien grandi et n’est plus uniquement un sympathique club de noms à particule nostalgiques d’une France qu’ils n’ont pas connue. Car depuis fin 2024, le Canon Français a été racheté par le milliardaire d’extrême-droite Pierre-Edouard Stérin. Ce dernier, passionné d’exil fiscal et d’idées ultra-conservatrices, use de sa fortune pour faire la promotion de son projet politique, comme l’a révélé le journal l’Humanité à l’été 2024. Stérin entend ainsi consacrer plus de 15 millions d’euros par an pour permettre au RN d’arriver au pouvoir à l’horizon 2035. Et c’est donc dans cette perspective que le milliardaire multiplie les projets associatifs et les achats de boîtes, dont le Canon Français : gagner la bataille culturelle et mettre en résonance toutes les forces vives qui constituent la galaxie éclatée des extrêmes droites.
On connaissait d’ailleurs à Tours la dimension « caritative » de ces projets avec la Nuit du Bien Commun, soirée censée collecter des fonds pour de nobles causes mais qui sert aussi de vitrine fréquentable à Stérin, permettant de tisser des réseaux d’influence tout en dédiabolisant le projet idéologique. Du reste, malgré le bad buzz de la dernière édition à Tours – décriée par des acteurs politiques, syndicaux et associatifs locaux –, les organisateurs préparent déjà selon mes informations la Nuit du Bien Commun 2026…
Canon enrayé
C’est désormais le même type de bad buzz qui frappe régulièrement le Canon Français depuis que ses liens avec Stérin ont été mis en évidence : à Angers en février dernier avec des tags antifascistes sur les murs du lieu du banquet ; à Bourges fin août, avec des élus de gauche qui alertaient sur l’arrière-plan politique de ces innocentes « ripailles » ; à Chalon-sur-Saône la semaine dernière avec des articles dans la presse. Mais c’est surtout en Bretagne que les critiques ont eu l’effet le plus notable, des collectifs de gauche ayant réussi à faire annuler une série de banquets prévus en novembre près de Rennes. Immédiatement, un contre-feu a été allumé dans les médias de la fachosphère – Riposte Laïque, Frontières, JDD, Valeurs Actuelles, Boulevard Voltaire, Breizh-Info… – choqués par la « censure gauchiste », sortant les violons victimaires sur fond de « on ne devrait pas avoir honte d’agiter le drapeau français », comme les organisateurs ont déclaré à la NR ce samedi. Finalement, le Canon Français a pu trouver un autre point de chute breton au dernier moment, évitant le « manque à gagner de 200.000 euros » de l’annulation. Les convives se retrouveront au pied levé dans un château dont le propriétaire, un aristocrate interrogé par le Télégramme, répond, presque héroïque : « j’aurais eu du mal à me regarder dans la glace si j’avais refusé. L’argument extrémiste ne tient pas. On ne peut pas taxer des gens d’extrémistes parce qu’ils ont plaisir à se retrouver, qu’ils boivent du vin rouge et mangent du saucisson. Pour moi c’est intellectuellement irrecevable ».
Pourtant, des articles de Charlie Hebdo et de la Montagne s’appuyant sur des témoignages font état de l’ambiance de certains banquets : chansons bras tendu, tirades à la gloire de Jordan Bardella, tablées de jeunes gens au crâne délicatement rasé, drapeaux royalistes comme à la parade. De leur côté, les deux fondateurs du Canon Français, Géraud de la Tour et Pierre-Alexandre de Boisse, contestent ces articles, affirmant le caractère apolitique de leurs soirées et dénonçant « se prendre un peu une marée de l’ultragauche en ce moment ». Cela dit, depuis quelque temps, la signature d’une charte est imposée aux convives des banquets – nommés canonniers –, charte où est stipulé qu’« il faut respecter les autres. Ne pas imposer ses idées politiques ou encore ses remarques grivoises aux autres canonniers. Cela concerne aussi les chants choisis lors des évènements et les accessoires politiques ou associatifs qui n’ont pas leur place au sein de la communauté des canonniers ».
Circulez, il n’y a rien à voir, juste à boire
En Touraine, les banquets organisés les 25 et 26 octobre n’ont pas fait autant réagir. Les propriétaires du lieu qui accueille l’événement – la grange de Parçay-Meslay – ont balayé les critiques d’un revers de main. « Ça ne nous intéresse pas ces histoires. Pour nous l’essentiel, c’est de louer la Grange pour assurer sa restauration et sauver le patrimoine. Peu importe qui sont nos clients ! » ont-ils témoigné à Ici-Touraine. Pourtant, un commentateur voit dans cette location tout un symbole : « de fait, la grange de Meslay, outre sa valeur historique et architecturale, est intimement liée au monde de la musique depuis qu’en 1964, le pianiste alors soviétique Sviatoslav Richter y avait déposé pour la première fois ses partitions avant d’y revenir très régulièrement jusqu’à sa mort, créateur d’un festival honoré jusqu’à nos jours (…) à la grange de Meslay, certes propriété privée, c’est d’une certaine façon le domaine public compris dans une acception civique et culturelle plus large qu’étroitement juridique, qui se trouve investi par une mouvance d’extrême-droite, contribuant à banaliser toujours plus une idéologie nauséabonde ».
Côté mairie de Parçay-Meslay, les choses sont encore plus claires. Le maire Bruno Fenet, par ailleurs conseiller départemental appartenant à la majorité de droite et vice-président à Tours Métropole, déclare selon Ici-Touraine « ne pas se sentir concerné par la présence du Canon français dans sa commune (…) et même si ça avait été le cas, les idées de Pierre-Edouard Stérin ne me dérangent pas ! ». Position cela dit pas très étonnante pour un homme à la réputation très droitière et proche des milieux catholiques conservateurs… même s’il se qualifie généralement d’« apolitique ».
La Touraine, terre de contrastes
Reste à savoir si parmi les joyeux « canonniers » on retrouvera, comme lors de la dernière Nuit du Bien Commun, des cadres de la droite dure locale ou des militants du groupuscule des Tours et des Lys. Car ce dernier, fondé en 2018 sur les décombres de mouvements identitaires interdits, est de plus en plus actif en Touraine : maraudes sociales « soupe au lard », conférences avec des intervenants néo-fascistes, entraînements aux sports de combat, randonnées survivalistes, défilé aux flambeaux en centre-ville en entonnant des chants Waffen-SS et surtout, de la comm’ sur les réseaux sociaux pour dénoncer l’immigration, le militantisme LGBT, les jeunes communistes et la décadence civilisationnelle… Prenant du grade par leur participation au réseau le « Mouvement Chouan » fondé en 2023 par une figure angevine de l’ultra-droite, des Tours et des Lys a d’ailleurs été mis à l’honneur lors du défilé néo-nazi organisé par le Comité du 9 mai à Paris au printemps dernier. Consécration.
À quelques mois des municipales, avec un RN en embuscade à Tours qui a parachuté un ténor du parti – Aleksandar Nikolic –, il semble que le rêve de Pierre-Edouard Stérin puisse se réaliser plus vite que prévu.