« L’Étranger » de François Ozon : lumière sur l’ombre camusienne

L’adaptation de L’Étranger par François Ozon a fait salle comble lors de l’avant-première au cinéma Les Carmes à Orléans. La projection a été suivie d’un débat en présence de deux membres de l’ASLA (Association Solidarité Loiret Algérie), au cours duquel Guy Basset, membre fondateur de la Société des études camusiennes, a pris la parole pour commenter le film.

Guy Basset, spécialiste de Camus, compare le film au livre. Photo : Gérard Poitou.

 

Par Charlotte Guillois.

 

Pour Guy Basset, il était temps de redonner vie au roman d’Albert Camus au cinéma : la dernière adaptation remontait à 1967. Fidèle à l’esprit du texte, François Ozon a aussi pris quelques libertés : « dans toute adaptation, il y a une part de trahison », confie-t-il dans un entretien. Il était essentiel pour lui de contextualiser l’histoire et d’offrir davantage d’espace aux personnages féminins, jusque-là relégués à l’arrière-plan.

Recontextualiser l’Algérie coloniale

Publié en 1942, L’Étranger s’inscrit dans le premier cycle de Camus, celui de l’absurde. Mais Ozon choisit d’y réinsuffler la réalité historique et politique de l’époque : celle d’une Algérie encore colonisée. Ainsi, l’appel du muezzin, absent du roman, ponctue certaines scènes du film. La coexistence entre Français et Arabes y apparaît fragile et silencieuse : les deux communautés n’interagissent pas. Le procès de Meursault illustre parfaitement cette fracture : bien qu’il s’agisse du meurtre d’un Arabe, la salle d’audience est presque exclusivement française.

Ozon fait aussi le choix de donner un nom à l’Arabe et à sa sœur, que Camus avait privé d’identité. La sœur, surnommée la « Mauresque » dans le roman, devient Djemila, et l’Arabe, dont le nom est révélé à la toute fin sur sa tombe, devient Moussa, comme chez Kamel Daoud dans Meursault, contre-enquête.

Guy Basset rappelle que de « nombreux auteurs algériens d’expression française se sont emparés du roman pour […] dénoncer son caractère pseudo-colonialiste ». Nommer ces personnages, ce n’est que « leur rendre justice » et proposer une lecture plus inclusive de l’œuvre camusienne.

Redonner une voix aux femmes

François Ozon confie avoir particulièrement travaillé sur les deux personnages féminins du roman, Marie et Djemila, dont la présence, chez Camus, reste largement conditionnée par le regard de Meursault. Djemila acquiert une conscience et une parole, c’est elle qui dénonce le racisme latent du procès, l’invisibilisation de son frère, pourtant victime du meurtre. Quant à Marie, elle n’est plus seulement la jolie dactylo un peu naïve, mais une femme lucide et réfléchie qui cherche à faire réagir Meursault.

Pour Guy Basset, les femmes « apparaissent centrales dans le film. Le couple Raymond-Djemila fait pendant au couple Meursault-Marie, montrant quelque part l’impossibilité voire le côté absurde de leurs relations non partagées ». La rencontre avortée entre Marie et Djemila, lors du procès, pourrait symboliser la « tentative d’une solidarité féminine ». Ozon redonne donc aux personnages féminins une profondeur et une autonomie que Camus leur refusait, transformant ces présences périphériques en véritables vecteurs de sens et d’émotion, au cœur de l’histoire.

Meursault et Marie, respectivement joués par Benjamin Voisin et Rebecca Marder, baignant dans la lumière d’un soleil de plomb. © Carole Bethuel – FOZ – Gaumont – France 2 Cinéma.

Le soleil, acteur du drame

Chez Camus, le soleil occupe une place prédominante. Le mot apparaît quarante fois dans le roman, « chaleur » quinze fois, « sueur » dix fois, il s’agit donc d’une composante très importante. Guy Basset souligne d’ailleurs la richesse onomastique du nom de Meursault. « Dans “Meur”, il faut lire la mère, la mer, et le fait que “meur” est le début du mot meurtre. Dans “sault”, je lis d’abord soleil, mais aussi saut (dans l’absurde) et phonétiquement solitude. Tous ces vocables sont au cœur du roman et de l’adaptation cinématographique. »

Dans le film, le soleil devient un acteur visuel et dramatique. Il est particulièrement marquant au moment du meurtre, lorsque son éclat se reflète sur la lame du couteau de Moussa et vient aveugler Meursault.

Guy Basset rappelle que, dans L’Étranger, le soleil est « générateur d’actes, destructeur d’équilibre, véritable acteur du drame », semblable à « une épée brûlante » (Dictionnaire Albert Camus). Roland Barthes, de son côté, le qualifiait de « roman solaire ». Ainsi, François Ozon parvient à traduire cinématographiquement cette lumière écrasante, faisant du soleil non pas un simple motif symbolique, mais un protagoniste à part entière.

 

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