Lumière sur l’affaire « Dreyfus des ouvriers » au cœur de l’Afrique coloniale

L’Orléanais Georges Joumas exhume dans son dernier livre À BAS BIRIBI ! une affaire méconnue en France. Celle d’un ouvrier, Émile Rousset, injustement accusé de meurtre afin de couvrir un assassinat commis dans un bataillon disciplinaire d’Afrique en 1909. Rencontre avec l’historien.

Soldat puni en crapaudine dans La Vie illustrée du 24 janvier 1902. Par Charles Vallier – La Vie illustrée, CC BY-SA 4.0


Propos recueillis par Sophie Deschamps.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire ?

En fait, en rédigeant en 2018 un livre sur Dreyfus (Dreyfus Citoyen, NDLR), je m’étais aperçu que ce dernier, après sa réhabilitation, s’était mobilisé en 1910 pour défendre un jeune soldat victime d’une injustice militaire au sein d’un bataillon disciplinaire d’Afrique. Cette histoire m’avait intéressé. Je m’étais dit que j’y reviendrai un jour d’autant que c’est la première fois qu’un livre évoque cette affaire en France.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’étaient ces bataillons disciplinaires d’Afrique ?

En fait, une loi de 1889 stipulait qu’un jeune condamné par un tribunal civil devait obligatoirement accomplir ensuite son service militaire dans un bataillon disciplinaire d’Afrique (créés en 1832, NDLR). Les bat’ d’Af’ comme on disait alors sont aussi surnommés Biribi sans que l’on ne sache trop pourquoi. D’où le titre de mon livre À BAS BIRIBI !

Ces bataillons étaient opérationnels. Ils avaient servi durant la guerre de 14-18 mais c’étaient aussi des pénitenciers, tous basés en Afrique du Nord et proches du Sahara. Il faut donc imaginer des conditions climatiques extrêmement pénibles à cause de la chaleur.

Couverture du livre À bas Biribi de Georges Joumas
À Bas Biribi ! Albert Aernoult et Émile Rousset, L’affaire « Dreyfus « Des Ouvriers – 1909-1912 par Georges Joumas (les Éditions du Félin, Histoires vraies)


On va donc s’intéresser à présent à Albert Aernoult. L’un de ces malheureux conscrits envoyés dans un bat’ d’Af’ en Algérie en 1909. Quelle est son histoire ?

Albert Aernoult est un jeune terrassier syndicaliste. Il est impliqué et condamné après une bagarre entre grévistes et non-grévistes à l’époque de la construction du métro de Paris. Il est donc envoyé dans un bat’ d’Af’ en 1907. Sur place, il va subir des sévices et des tortures. Notamment l’horrible « crapaudine ». Cela consiste à lier les mains et les pieds dans le dos d’un individu placé sur le ventre. Battu et exposé ainsi en plein soleil durant des heures, le jeune Aernoult en meurt à l’été 1909. Une quinzaine d’autres conscrits sont témoins de cette scène macabre. Parmi eux, Émile Rousset. Il va alors endosser comme on dirait aujourd’hui le rôle de lanceur d’alerte tant il est choqué par ce qu’il a vu. Le jeune soldat écrit alors à la presse. Notamment au journal Le Matin. Ce dernier publie en première page l’information. C’est ce qui déclenche l’affaire donc en 1909. Elle va durer jusqu’en 1912.

Comment l’armée agit-elle ensuite pour tenter d’étouffer cette affaire ?

L’armée va évidemment chercher un prétexte pour faire passer Émile Rousset en conseil de guerre. Ainsi d’accusateur, il va devenir accusé. Pour parvenir à ses fins, l’armée le rend surtout responsable de la mort d’un autre soldat tué au cours d’une rixe entre conscrits. Il est alors condamné par un tribunal militaire à vingt ans de réclusion.

Dans votre livre, vous insistez sur la forte mobilisation en France métropolitaine à propos de cette affaire.

Oui, il va y avoir deux types de mobilisations. Tout d’abord celle des syndicats. À cette époque, ils sont principalement menés par des anarchistes. Le Comité de Défense Sociale, le CDS (fondé en 1903, NDLR) mène alors des actions très dures et provocatrices envers l’armée avec, entre autres, la production d’une affiche À BAS BIRIBI ! Publiée le 22 mars 1910 sur les murs de Paris, elle décrit ce qui se passe dans les bagnes pénitentiaires d’Afrique. L’objectif est de créer un électrochoc dans l’opinion à l’image du célèbre « J’accuse ! » de Zola au moment de l’affaire Dreyfus.

L’autre type de mobilisation plus tardive est issue de la Ligue des droits de l’Homme grâce à l’intervention d’anciens dreyfusards, Alfred Dreyfus en tête qui, réhabilité, est retourné à la vie civile. Ce qui permet la création du comité de l’affaire Rousset le 7 février 1912, soutenu par une trentaine d’intellectuels dont Anatole France. Ce comité influent obtiendra vite « l’oreille » des autorités et notamment des tribunaux et la faveur de la presse. Deux mobilisations qui permettront au final à Émile Rousset d’être relaxé. Et à la dépouille du supplicié Albert Aernoult d’être rapatrié en métropole grâce à une souscription lancée par le journal alors socialiste L’humanité.

Pour finir, quelles sont les autres similitudes avec l’affaire Dreyfus ?

Dans les deux cas, les militaires extorquent des faux témoignages aux soldats pour faire accuser Émile Rousset. Comme dans l’affaire Dreyfus, on trouve des militaires de haut rang qui instruisent à charge mais aussi d’autres qui font honnêtement leur travail. On peut également citer la mobilisation de La Ligue des droits de l’Homme à chaque fois.

Enfin, dans l’affaire Dreyfus, le journaliste-écrivain Zola s’implique fortement. Dans l’affaire Rousset, c’est le journaliste-écrivain-anarchiste René de Marmande qui, mandaté par le CDS, va aller enquêter sur place en Algérie. Il écrira ensuite de nombreux articles en faveur d’Émile Rousset.


Plus d’infos autrement :

Impact de l’Affaire Dreyfus dans l’Orléanais : réponses de l’historien Georges Joumas

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