« Affaires familiales » : quand le théâtre met la loi face à ses failles

Le nouveau spectacle d’Émilie Rousset, Affaires familiales, est actuellement à l’affiche du CDN d’Orléans jusqu’au 12 décembre. Sur scène, les acteur·ices nous plongent dans le quotidien de cabinets d’avocates spécialisées en droit de la famille. Des dossiers judiciaires aux récits intimes, leur parole dévoile des histoires ordinaires de divorces, mais aussi de violences intrafamiliales, de violences faites aux femmes et d’inceste. À la frontière entre documentaire et théâtre, Affaires familiales interroge, dénonce et surtout, révolte.

La policière espagnole expliquant que les violences intrafamiliales sont prises très au sérieux dans son pays. Crédit : Nadia Lauro.

 

Par Charlotte Guillois.

 

Émilie Rousset, metteuse en scène nommée artiste directrice du CDNO (Centre dramatique national d’Orléans) en juillet 2024, construit ses œuvres à partir d’archives et d’enquêtes documentaires. Ses spectacles, installations et films jouent constamment sur le décalage entre document et mise en scène. Le texte d’Affaires familiales a ainsi été élaboré à partir d’entretiens réalisés avec des avocat·e·s, des justiciables, des responsables associatifs et des parlementaires. Leurs témoignages, recueillis devant la caméra, sont projetés sur le mur blanc du dispositif scénique.

Un dispositif scénique vivant et plurilingue

Les acteur·ices occupent l’espace pour donner vie à une réunion d’association d’aides aux victimes. Crédit : Nadia Lauro.


Sur scène, dans cet « espace bi-frontal, une page blanche, une topologie habitée par les interprètes », selon les mots d’Émilie Rousset, les acteur·ices évoluent librement : iels s’assoient sur les marches, bondissent, piétinent, interagissent, allant jusqu’à fouiller parmi les sacs et manteaux des spectateurices comme s’iels cherchaient un dossier égaré. Le spectacle fait aussi entendre plusieurs langues : l’espagnol, le portugais et l’italien, traduites par des acteur·ices qui jouent le rôle d’interprètes. Le langage, explique Rousset, est au cœur de son travail. « On fabrique du sens ensemble, à travers les mots, les accents, les hésitations. Chaque langue porte un regard ».

Les affaires évoquées dépassent le cadre français. David, italien, en couple avec un homme et père d’un enfant né par GPA aux États‑Unis, raconte la violence institutionnelle qu’il subit dans l’Italie de Meloni. Isabelle, Portugaise, revient sur son activisme LGBT et les combats autour du mariage pour tous et de la PMA. Une policière espagnole expose quant à elle le modèle de son pays, où la lutte contre les violences intrafamiliales est prise très au sérieux.

Découpé en neuf tableaux rejouant neuf rencontres enregistrées, le spectacle cherche à « saisir l’espace où la parole se formule entre l’intime et le juridique, le chemin où se croisent le récit personnel et la loi. » Une tension constante naît ainsi de la friction entre droit et militantisme : tandis qu’une avocate refuse l’étiquette « avocate militante », qu’elle juge dévalorisante, une autre affirme que droit et militantisme sont indissociables. Ces perspectives opposées montrent à quel point le droit façonne (ou déforme) les histoires intimes, différemment selon les pays.

Absurdité de la loi : quand elle devient la fabrique d’injustices

Plusieurs tableaux mettent en lumière les contradictions et les failles de la loi. Dans la première scène, une avocate raconte l’une de ses affaires d’homoparentalité dans les années 1990 : faute de précédents et face à un juge ouvertement homophobe, elle perd le procès. La loi ignorait alors l’existence même des familles homosexuelles. Après une longue bataille, le mariage pour tous n’est proclamé qu’en 2013, mais de nouvelles questions émergent aujourd’hui : l’avocate milite désormais pour remplacer les mots « père » et « mère » par « parent », afin de répondre aux réalités familiales contemporaines et corriger certaines incohérences juridiques. Car aux yeux de la loi actuelle, un homme trans qui accouche est automatiquement désigné comme « mère », ce qui contredit son identité.

En Italie, la situation d’un couple gay ayant recours à la GPA révèle d’autres absurdités : alors même qu’ils respectent scrupuleusement les lois américaines, l’un des deux pères est présumé « père biologique », tandis que l’autre doit entamer une procédure d’adoption longue et humiliante. Depuis 2024, la GPA est classée parmi les crimes universels, au même titre que la pédophilie, l’esclavage et la torture.

Plus tard, un autre avocat aborde les démarches concernant l’inceste, exposant la misogynie structurelle du système judiciaire : la parole des mères est systématiquement discréditée, celle des enfants ignorée, et l’on finit souvent par confier l’enfant au père incestueux. Le tabou de l’inceste demeure puissant dans les juridictions, où l’idéologie de la famille hétérosexuelle traditionnelle semble primer sur la protection des victimes. « Si les gens savaient, ils ne porteraient pas plainte », déclare une avocate vers la fin du spectacle.

Affaires familiales montre à quel point le droit, loin d’être neutre ou figé, structure nos vies, parfois jusqu’à produire de l’injustice. Face aux violences tues, aux discriminations institutionnelles et aux tabous persistants, il devient urgent de faire évoluer les lois, mais aussi les mentalités.

Prochaines représentations au CDNO

  • vendredi 5 décembre à 20h00
  • samedi 6 décembre à 17h00
  • mercredi 10 décembre à 20h00 
  • jeudi 11 décembre à 19h00
  • vendredi 12 décembre (complet)

Plus d’informations sur le site du CDN


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