Nous aimons la littérature française, ce qui est normal. Elle nous parle de notre univers, de ce qui agite notre société où l’a modelée. Nous nous laissons aller aux auteurs américains non qu’ils soient meilleurs que les nôtres mais parce que leur diffusion est toute puissante, envahissante. Nous oublions souvent, beaucoup par manque de temps d’aller voir ce qui s’écrit dans d’autres pays. Jordi Soler, mexicain installé depuis plusieurs années à Barcelone, donne un aperçu fort intéressant de la littérature espagnole contemporaine.
Revenue de quarante ans de dictature, l’Espagne s’est engagée dans une période de « transition vers la démocratie », longtemps vantée comme un modèle d’évolution pacifique, bien que traversée de conflits sociaux, de violences policières, d’ attentats et marquée par une tentative avortée de coup d’État militaire. Du passé et de ses horreurs nul dans ce pays ne veut alors plus entendre parler. Mais le silence n’est pas l’oubli. Dans les années 2000, les derniers protagonistes de la Guerre Civile disparaissent, leurs enfants qui se sont appliqués à tourner la page du franquisme en l’enfermant sous un puissant un couvercle sont rejoints par les nietos, la génération suivante qui ne l’entend pas de cette oreille. Ils dénoncent la part d’hypocrisie de la « transition », les effets néfastes du « pacte de silence » La loi de 2007, dite de « Mémoire Historique » a reconnu le droit à la réhabilitation des victimes, à la recherche des disparus et de leurs restes par l’ouverture des fosses communes, à une sépulture digne pour tous. Dans cette. reconnaissance, la littérature a pris toute sa part. Elle s’est interrogée sur les années de guerre et d’après-guerre sur le silence et l’oubli, la justice et la vérité, la transmission entre les générations.
Restos Humanos
Jordi Soler s’est glissé dans cette œuvre de reconquête et son dernier roman « Restos Humanos » traduit en français en mars 2015 en témoigne. Il y met en scène une poignée de personnages loufoques dont la vie constitue la trame d’une comédie noire aux contours fort contemporains
Chaque matin Empédocles, fils d’un curé, se rend au marché où bravant les insultes et les jets de tomates pourries, ce saint autoproclamé, en sandales et tunique blanche tente de longs prêches. Il veut rendre ses semblables meilleurs, telle est sa seule et unique cause. Entre un sermon sur la vertu, aux prostituées du bordel voisin de marché, une parabole sur la piété filiale assénée au fils junkie des poissonniers et l’absolution des fautes de Childeberto, géant libidineux à l’œil fou, il poursuit la mission dont il est convaincu. Il va finir par apprendre à ses dépens que le plus charitable des homes ne peut changer la nature humaine.
L’intrigue va de rebondissement en rebondissement amenés par la plume alerte d’un excellent narrateur. Il déroule sans fioritures un jeu de piste de virtuose qui se déploie entre réalité et fiction avec en toile de fond le rôle de la mémoire et de la culpabilité et le poids de l’histoire. Que reste-t-il de l’ordre moral, spirituel et politique ? Une façade, pense Jordi Soler.
Françoise Cariès
Restos Humanos, Jordi Soler
Belfond, 190 pages 17,50 euros