Qu’est-ce que Molenbeek ? Un concentré de misère et de chômage, une économie souterraine qui prospère sur fond mafieux et ultra-communautariste. C’est un territoire où les services publics ont disparus ou presque, un système qui vivote à l’ombre tenace d’un clientélisme souvent développé par des élus qui voient en lui l’outil le plus apte à garantir une apparente tranquillité et leur réélection, une pyramide de la débrouille où le regard s’arrête sur un horizon de désespoir.
Dimanche, le ministre de la ville, Patrick Kanner, déclarait sans détour sur la radio Europe1 qu’il y avait « en France une centaine de quartiers où l’on constate des similitudes potentielles » avec la ville belge de l’agglomération bruxelloise d’où sont partis les terroristes responsables du 13 novembre à Paris et du 22mars à Bruxelles.
C’est peu dire que la polémique était lancée. De toutes parts des cris d’orfraies ont été poussés. Tollé à gauche, piques et parades à droite, satisfaction réjouie au Front national. Florian Philippot, le numéro deux de ce parti allait même jusqu’à trouver Patrick Kanner « un peu optimiste avec seulement une centaine de Molenbeek. Pour une fois qu’il dit une vérité un peu lucide, il faut qu’au PS on lui tombe dessus ».
Alors que les maires de certaines communes suspectées comme Argenteuil (Val d’Oise), Sevran (Seine Saint-Denis) sont immédiatement montés au créneau pour défendre la réputation de leur commune, le ministre de la Ville précisait sa pensée dès hier dans une interview au Parisien et pointait l’héritage sarkoziste qui « a affaibli la présence de l’Etat dans les quartiers qui en avaient le plus besoin ».
Il ne faut surtout pas trembler, il n’y a pas lieu mais chacun doit prendre conscience de ces Molenbeek à la française qui existent bel et bien, cent, peut-être un peu moins ou un peu plus, et se dire que chacun à sa place et à son niveau peut agir pour un mieux, en commençant par aller voter en son âme et conscience et non en fonction de ses intérêts les plus immédiats. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il faut ouvrir l’horizon autrement dit le nettoyer. Certes les salafistes et autres islamistes radicaux ont bien l’intention d’accroître leur pouvoir sur ces villes ou ces quartiers mais que pourront-ils contre une espérance retrouvée, contre une authentique et ferme détermination. C’est à ce rétablissement que chacun peut et doit s’atteler.
Marseille, fabrique à malfrats comme exemple
Le journaliste, Philippe Pujol, qui reçut le prix Albert Londres en 2014 pour sa série d’articles « Quartiers shit », publiés dans le quotidien régional « La Marseillaise », revient dans « La fabrique du monstre » sur le pourquoi et le comment des facteurs qui, dans les cités nord de Marseille, sa ville, ouvrent un boulevard au Front national et , fait nouveau, aux djihadistes. Avec le talent d’un bon conteur qui a le sens de la formule, le grand reporter qu’il est nous offre une immersion dans l’univers de la misère et de la délinquance, petite et grande qui vont de pair sous le ciel bleu des Bouches-du-Rhône. De l’adolescent dégourdi aux balles d’un 7,65 ou à une rafale de kalach qui en font de la chair à pâté, il n’y a qu’une trajectoire de quelques années. Vivre vite avec le plus tôt possible une Rôlex au poignet, il n’y a d’autre destin que l’enrôlement dans le banditisme ou depuis peu dans le djihad quoi que , finalement , à Marseille, on préfère le banditisme au djihad, à moins que le temps n’ait manqué et qu’une aube nouvelle se prépare. Oui, mais laquelle
L’élitisme républicain à l’envers
Ce n’est pas le bac que visent les héros de Philippe Pujol. Ils ont décroché de l’école bien avant. C’est la BAC (brigade anti-criminalité) qui les préoccupe. Bac, plus cinq-cinq interpellations, Bac plus sept – sept interpellations. Qui dit mieux ? Et il y a mieux. Le CV du bon caïd se doit de comporter quelques références : arrestations, gardes à vue, condamnations. L’élitisme républicain, remarque avec une amère ironie l’auteur, « s’est niché dans les lois sécuritaires, qui permettent de sélectionner, via la case prison, les purs, les durs, les balafrés ». Pour étayer son propos il dresse une galerie de portraits qui balaye le champ de ruines des quartiers nord
Voici Kader qui a mal fini, sans que l’on sache bien pourquoi (une bonne justice, dit le milieu, doit être préventive), et le quartier se racontera en l’embellissant dans les jours suivants le geste de ce garçon perdu, tué sur un parking de Campanile : la vidéosurveillance a enregistré la scène. On a les épopées qu’on peut et dans ce monde- là, « on tue jusqu’à ce que les morts soient plus nombreux que les vivants ».
Voici Samir, qui se fait appeler Luciano que l’on a interrogé en lui brûlant le visage à la vapeur de cocotte-minute, et on lui a fait dire « tout ce qu’il savait et même ce qu’il ne savait pas ». Ils sont des caïds jetables élevés au shit trafiqué, coupé et recoupé, renforcé avec du sucre, de l’engrais, des pesticides, des antifongiques, du cirage, du henné, de l’huile de vidange, la liste est loin d’être exhaustive. Juste de quoi vous mettre la tête en vrac.
Chez ces gens- la, par nécessité, tout se monnaye, même l’épave en état de mort avancée d’une Opel Astra. En plein hiver trois sans-papiers la louent à un homme et pour récupérer un peu d’argent ils négocient ce cadavre exquis à une famille de Roumains , le père, la mère et le fils d’un peu moins de 10 ans, « une tragédie de plus en plus ordinaire observée par les flics en premiers spectateurs ».
Peu de femmes dans cette galerie de petits mâles sinon des mères courage et débordées « qui gueulent sans qu’on les entende ». Et puis, une petite fille comme un point d’orgue. Elle a 8 ans et veut montrer dans son immeuble quelque chose « de trop mignon » à l’auteur : « un rat ! La gamine essaye de caresser les rats ! Bien gras, le poil bien dressé, la queue bien longue et l’œil bien noir… A grandir parmi les rats, on se fait des compagnons. » Et s’il n’y avait que cela, mais « « l’école publique se paupérise toujours plus au cœur des quartiers les plus précaires sans laisser aucun espoir à ses élèves . Il faut les dépayser, les emmener loin des quartiers nord : on préfère les enfermer dans des ghettos scolaires au sein des ghettos sociaux. Carton plein ».
Mais, pour aussi surprenant que cela paraisse au premier abord, du moins jusqu’à une époque récente et peut-être encore mais pour combien de temps, à Marseille « La culture du crime empêche celle du djihad. »
Les corrompus d’en haut
Après ceux des quartiers nord, des petits, des laissés pour compte viennent les portraits de ceux d’en haut. Voici Jean-Claude Gaudin, « Dieu le maître », le maire de la ville On l’a entendu dire, « Tant qu’ils se tuent entre eux, ce n’est pas grave. » Et Stéphane Ravier, élu FN, sénateur-maire d’arrondissement, d’en rajouter une couche : « Les chacals se dévorent entre eux. » Plus de 280 morts en 20 ans et les statistiques ne prennent pas en compte ceux qui ne meurent pas sur le coup et les suicidés. Aux politiques et aux classes dirigeantes qui gravitent autour, Philippe Pujol consacre plusieurs chapitres très éloquents, amitiés singulières, connivences intéressées, petits intérêts obtenus en échange de services inavouables et de combines juteuses. Les associations, dirigées par les cousins, neveux ou frères des hommes et femmes politiques, bien noyautées, siphonnent les subventions D’aucuns s’en servent pour remettre à neuf leur domicile, puisque leur adresse se confond avec celle de l’association. Il y a bien eu quelques procès, la cour des comptes a tiré la sonnette d’alarme et Arnaud Montebourg aussi en 2011. Mais la justice est lente et un clientélisme peut en remplacer un autre.
Pour Philippe Pujol, homme de gauche, Marseille, qu’il connait par cœur, qu’il aime et qu’il ne veut pas quitter, est le symbole de ce que l’on retrouve un peu partout et à des degrés divers en France.: Tous pourris, mais tous au pouvoir. La confusion gauche/droite y est ancienne. L’’ancienne fusion de tous les migrants a été remplacée par un communautarisme antagoniste : les Arméniens contre les Arabes, les Arabes contre les Gitans, les enfants de rapatriés, contre tout le monde et le clientélisme en pleine forme.
Alors quand on referme le livre on se prend à rêver avec l’auteur à un grand coup de balai et pas qu’à Marseille, partout où il y a des Molenbeek en puissance, au niveau des villes, des départements des régions, de l’Etat et pourquoi pas de l’Europe.
Françoise Cariès.
« La fabrique du monstre », Philippe Pujol
(Les Arènes) 316 pages 20 euros