Ni les organisateurs ni les forces de l’ordre ne donneront de chiffre, mais le 11 mai, nous étions vraiment nombreux à nous tenir chaud en-dessous des parapluies pour saluer Siné au cimetière Montmartre.
Arrivée trop tard pour être à portée des micros, je n’ai pas identifié l’orateur qui faisait marrer la foule en lisant au défunt le règlement intérieur du cimetière. Le suivant ne pouvait être que Gérard Filoche pour reconstituer avec tant de tendresse le dialogue devenu monologue entre un socialiste et un anar. La dessinatrice tunisienne Nadia cite Siné – en fait, plutôt Prévert – disant aimer les chats parce qu’il n’y a pas de chat policier. Le cégétiste Xavier Mathieu assure que l’un des plus beaux moments de lutte des Conti fut d’avoir été invités à participer à la rédaction d’un Siné hebdo. Il rappelle que le vieux dessinateur espérait ne pas crever avant d’avoir vu la révolution et entonne un « tout le monde déteste la police » repris par l’assistance – à l’exception des nombreux policiers municipaux qui encadrent le cortège.
Une tombe en forme de cactus phallique
Un représentant autoproclamé de ceux qui n’ont rien à dire évoque la mémoire de Choron, des fondateurs d’Hara Kiri, si particuliers, si singuliers, que Siné l’ami des prolos incarne quelque chose qui restera. Serge Quaddrupani fait rire toute l’assemblée en racontant qu’il entend des voix. La veille, à l’Opéra, il a participé à une manif où les CRS ont largement fait usage de leurs grenades. C’étaient pourtant des CRS démocratiques, avec de grands numéros inscrits dans le dos. C’est là que l’ami Serge à entendu une voix, celle de Siné, qui criait : « Eh, l’équipe des B1, y a les B2 qui disent que vous êtes des enculés » ! Une fille de l’équipe de Siné Mensuel vient dire qu’ils ont pleuré un patron – et que ce n’est pas tous les jours que l’on pleure un patron. Se succèdent d’autres orateurs parfois inaudibles, avant que les employés des pompes funèbres n’écartent les barrières conduisant à la fameuse stèle en forme de cactus phallique. Un grand musicien noir ouvre la marche par un air de samba, d’abord tout doux.
Plus personne ne déconne. Une jeune fille accablée, visiblement très proche, gémit « je voulais pas qu’il parte », et je pense à la fille de Jim Harrisson, entendant naguère son père évoquer sa mort et disant simplement « don’t ». Connus ou inconnus, les visages paraissent familiers. Celui de Guy Bedos, celui de Geluck, de Willem, d’autres vus à la télé, ou en photo dans les journaux, ou en vrai rue des Trois-Portes, croisés à des manifs, rencontrés dans des salons du livre, composantes disparates d’une même famille informelle.
Vive la quequette à Jésus Christ
Nous avons tous vachement vieilli, certains sont même devenus très vieux, mais il y a aussi des jeunes à cet enterrement. Des asiatiques, des noirs, des arabes, quelques filles en foulard, quelques mecs à keffieh, beaucoup de sweatshirts Siné mensuel, des A cerclés dans A bientôt. La pluie a cessé. Sous un joli soleil pâle, des trompettistes ont rejoint le djembe pour un orchestre aussi talentueux qu’improvisé. Des poings se lèvent à l’Internationale version jazzy, des païens paillards reprennent en chœur « Vive la quéquette à Jésus Christ ». Des odeurs d’herbe s’élèvent entre les platanes, d’aucuns communient au morgon. Ils trinquent à la mémoire de la crème des hommes dont certains disent sentir flotter au-dessus de la foule le regard si doux.
Pascale Braun
*Le titre de Libé à la mort de Siné