Un évènement qui n’a pas fait de bruit, loin s’en faut : la publication, fin mai, de 2000 vers inédits du poète et écrivain Charles Péguy (7 janvier 1873 – 5 septembre 1914).
“On le doit à Romain Vaissermann qui a récemment publié aux éditions Paradigme une version complète de La Tapisserie de Sainte-Geneviève et de Jeanne d’Arc de Charles Péguy parue le 1er décembre 1912 dans les Cahiers de la Quinzaine comprenant, pour la première fois, deux mille vers inédits qui figurent dans les manuscrits mais n’avaient jamais été publiés, pas même en 1912 !”, indique le sénateur du Loiret Jean-Pierre Sueur, grand amateur de Péguy, qui passa son enfance Faubourg de Bourgogne à Orléans et dont il est aussi question dans La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc.
Cette Tapisserie est composée de neuf parties appelées par Péguy « Neuf jours ». Une partie des textes inédits sont des états inédits du Jour VIII. Mais l’essentiel, soit 1.898 vers, constitue un texte unique qui, pour Romain Vaissermann complète le huitième ou le neuvième jour, alors que pour Julie Sabiani, il s’agissait d’un grand fragment, au moins, d’un dixième jour.
Car ces vers, s’ils n’ont jamais été publiés, n’étaient pas inconnus. Julie Sabiani – hélas disparue – y a consacré sa thèse intitulée « Les alexandrins inédits et poèmes posthumes de Charles Péguy (1903-1913) » en 1989. Mais Julie Sabiani a souhaité que celle-ci restât inédite – en raison, sans doute, de son constant perfectionnisme – ce pour quoi Romain Vaissermann ne la cite qu’avec parcimonie.
On peut regretter que ces vers inédits n’aient pas pu être inclus dans la récente édition, dans la Bibliothèque de la Pléiade, des Œuvres dramatiques et poétiques de Charles Péguy en raison des contraintes qui furent imposées aux quatre éditeurs, Claire Daudin, Pauline Bruley, Jérôme Roger et – justement – Romain Vaissermann, contraintes qui les conduisirent aussi à réduire considérablement l’appareil critique : il aurait fallu deux tomes – mais c’est une autre histoire !
Venons-en aux vers inédits. Ceux-ci déclinent en quatrains tout ce que Sainte-Geneviève, née à Nanterre vers 420 et morte à Paris vers 500, surplombant le temps et l’espace, a pu voir, mesurer, éprouver, subir en assistant depuis sa mort au cours de l’histoire. Ces quatrains sont caractéristiques de l’écriture de Péguy. Ils approfondissent le même thème autour d’un patron syntaxique (ici : Il fallut qu’elle vît puis : Il fallut qu’il advînt). Certains quatrains sont plus denses que d’autres. Il en est qui préparent des « culminations » à venir, d’autres qui déclinent ceux qui précèdent. C’est – nous l’avons dit – une écriture qui se présente comme s’écrivant. À certains égards, ces quatrains peuvent apparaître comme préparant le chef d’œuvre qui suivra : Ève.
J-P.S.
Quelques-uns des 2000 vers récemment publiés :« Il fallut qu’elle vît au plus fort de son âge
dégénérer sa race et se tarir sa veine
et ses trésors perdus à son épargne vaine
à force de payer pour le pont à péage » (5/8)
« Il fallut qu’elle vît dans cet appareillage
sombrer le beau vaisseau fleuri de marjolaine
et qu’elle vît l’orgueil et la simple verveine
se prendre entremêlés dans ce commun naufrage » (29/32)
« Il fallut qu’elle vît l’oiseau du beau ramage
le savant psychologue enfler son chalumeau
et nous épousseter des poils de son plumeau
le monde, l’homme et Dieu de son savant plumage » (121/124)
« Il fallut qu’elle vît l’avoine et le fourrage
manquer au râtelier et la grêle verveine
et les lourds obusiers fleuris de marjolaine
céder la place à l’humble et sèche saxifrage » (165/168)
« Il fallut qu’il advînt que le jour de l’orage
l’homme montra son rang et qu’il fut foudroyé
et qu’il montrait son père voula it poudroyé
renaître de sa cendre et reprendre visage » (213/216)
« Il fallut qu’il advînt qu’en ce dur cabotage
le patron vit le port et perdit les amers
et que tout le royaume et l’empire des mers
fussent le prix d’un pauvre et faible canotage » (241/244)
« Il fallut qu’elle vît par cet affreux chantage
le prix du pain monter plus haut que toute bourse
et la grâce tarir comme une pauvre source
qui périssait de soif sur un sable sauvage » (257/260)
« Il fallut qu’il advînt qu’au jour du coloriage
le printemps fut vêtu d’un vert éblouissant
mais le plus bel automne épais et jaunissant
fut vêtu pour un grave et sévère esclavage » (329/332)
« Il fallut qu’il advînt qu’au jour de l’habillage
l’homme montra sa veste et fut trouvé tout nu
nu pauvre humilié simple et redevenu
le tout premier Adam chassé de l’héritage » (441/444)
« Il fallut qu’il advînt que le jour du drapage
le sable envahissait la Loire et le canal
et les doubles chalands qui suivaient le chenal
pour paraître légers jetaient leur lourd bagage » (621/624)
« Il fallut qu’il advînt pour le jour du geôlage
l’homme était prisonnier dans sa propre maison
et l’âme était captive en sa propre raison
et lui-même était l’hôte et lui-même l’otage » (729/732)
« Il fallut qu’il advînt que le jour du sarclage
le jardinier vieilli avait le doigt trop lourd
et souvent la bonne herbe était jetée au four
et le chiendent croissait au cœur de l’héritage » (761/764)
« Il fallut qu’il advînt qu’au jour de l’écimage
les plus hauts peupliers furent tranchés premiers
et les plus bas ormeaux furent tranchés derniers
et prolongeaient longtemps leur plus modeste ombrage » (809/812)
« Il fallut qu’il advînt que le jour du binage
l’herbe avait tant rongé les belles plates bandes
que les fins résédas et les humbles lavandes
périssaient sur le flot de ce libertinage. » (885/888)
« Il fallut qu’il advînt que le jour du cuivrage
les trompettes sonnaient autour de Jéricho
et le septième jour et le septuple écho
fit s’écrouler le mur comme un échafaudage » (1285/1288)
« Il fallut qu’il advînt le jour du fourbissage
que les armes brillaient comme un soleil levant
mais quand le soir tomba sur la pluie et le vent
le sang la mort la rouille avaient fait leur ouvrage » (1349/1352)
« Il fallut qu’il advînt le jour du cahotage
que seuls nous monterons le chemin raboteux
la toute dure au pied du sentier caillouteux
et la foule suivra le chemin de halage » (1636/1640)