
a rue mesure cent soixante dix-huit mètres de long sur huit de large et voisine avec la gare des Aubrais, indispensable relais de celle d’Orléans (Loiret) située en cul-de-sac à quatre kilomètres de là. Tellement indispensable que l’histoire a soudé leurs deux noms en un seul : Les Aubrais-Orléans. Il ne s’y passe jamais rien, même pas une fête des voisins et la notoriété de son nom « Auguste-Dubois » est modestement égale au relevé du cadastre. On y vit longtemps et on y meurt peu. Bref, une rue sans histoires. Pourtant !

Dans les années 20, Paul-Auguste Dubois (de son vrai prénom trop long pour la plaque) siégeait à la direction de la ligne des Chemin de Fer, Paris-Orléans dite «P.O.», privée comme les autres à l’instar du célèbre P.L.M. (Paris-Lyon-Marseille). A plus de soixante ans, cet ingénieur parisien, avisé des piètres conditions de vie de ses employés orléanais, lança un audacieux projet de bâtisseur fondé sur la bonne volonté et la solidarité. Des cheminots, formés sur le tas, allaient construire ensemble leurs propres maisons nanties de jardins sur le modèle du Cottage social conçu par un génial inventeur de Troyes, Gëorgia Knap. Leur participation serait volontaire, bénévole et prise sur leur temps de repos, la notion de congés étant alors inconnue. Pour les sortir de la ville, réputée malsaine, Dubois réquisitionna l’un des terrains du P.O. au bord de la gare des Aubrais édifiée en pleine campagne, dans les vignes et les vergers, au bout d’une ligne droite tracée plein sud depuis Paris. L’un des fils de ces volontaires, Jules D., 90 ans, se remémore l’épopée : « Il fallait être très courageux car il y avait beaucoup à faire mais les gens avaient soif de logement et de jardin. On ne peut pas imaginer une telle avidité aujourd’hui. Les conditions de vie étaient frustres, difficiles. » L’âge n’a rien effacé du décor de son enfance orléanaise, rue Verte, près de l’énorme dépôt des locomotives à vapeur alimentées en charbon, jour et nuit, même à l’arrêt, et source continue de pollution : « On vivait dans deux pièces avec pour toute lumière, un bec de gaz dans la cuisine. Et rien dans l’unique chambre. Bien sûr, ni salle d’eau ni sanitaires. Juste une buanderie pour six ou sept ménages de cheminots. Chaque femme avait son jour impératif de lessive. » Dès 1928, trois groupes de quinze volontaires se constituèrent en une société au sein de laquelle chacun s’engageait moralement à offrir tout son temps libre sans compter ses heures ni son labeur dans son intérêt et celui des autres. En effet, les maisons seraient construites en même temps, par séries et leur attribution ne se ferait qu’à la fin du chantier, par tirage au sort. En saisissant cette opportunité, ces hommes s’engouffraient dans un tunnel de plusieurs années littéralement sacrifiées à leur aspiration commune : vivre mieux. A leur tête, un jeune contremaître des ateliers de réparation des wagons, Louis Labonne, futur maire de Fleury-Les-Aubrais, cette bourgade de vignerons devenue leur terre d’accueil. Le père de Jules D. assura, en plus de sa part, le secrétariat consistant à comptabiliser les heures de travail, l’arrivage et la répartition des matériaux. « Les gens du Cottage ont travaillé comme des brutes. Ils faisaient les trois-huit, dormaient et à peine debout, avalaient quatre kilomètres pour rejoindre à pied ou à vélo leur chantier. Mais ils se connaissaient tous, s’entraidaient, se remplaçaient si nécessaire. Il y avait une morale interne au groupe. » Paul-Auguste Dubois avait vu juste en misant sur l’esprit maison du P.O., le courage, le dévouement et la capacité d’adaptation de ses cheminots-bâtisseurs.
L’inventivité de Gëorgia Knap, ingénieur issu de la seconde révolution industrielle, pallia l’impréparation des débutants. Son modèle de Cottage social reposait sur le concept de « maison économique » aux murs fabriqués à partir de moules. Formés de panneaux de bois, assemblés par tranches d’un mètre de haut, on y coulait une sorte de béton composé de sable, de ciment et de mâchefer, résidu vitrifié du charbon brûlé en grandes quantités dans les locomotives. Après séchage et démoulage, chaque maison grandissait d’un mètre jusqu’à l’ossature du toit. Avant cela, les hommes durent creuser les fondations puis le sous-sol destiné à garantir la fraîcheur des aliments, le stockage du charbon et du bois, à abriter un lavoir ou une salle de jeux. Alors s’ébranla une chaîne humaine, trimant, suant, le dos cassé sur ses pelles et pioches, les épaules sciées par les cordes et leurs seaux, la carcasse secouée par les marteaux et pilons. Son plus gros matériel se réduisait à quelques wagonnets et leurs rails reliés à la voie 13, la plus proche où l’on débardait les matériaux acheminés de part et d’autre. Peu à peu, le tracé de la future rue se dessina sous les souliers et les roues de vélos. Là, se concentra un échantillon du petit peuple des Chemins de Fer ; chefs de quai ou de train, contrôleurs, porteurs de bagages, lampistes, préposés aux oreillers, aux couvertures et aux bouillottes, tous fourmillant dans une gare à l’entrée de la taille d’une bouche de métro. D’autres, attachés plus loin à la station de triage, opéraient le tri des marchandises ou assuraient l’entretien des wagons. Jules D. les a tous vus à l’œuvre. A trois exceptions près. « Il n’y avait aucun mécanicien, chauffeur ou conducteur car eux formaient une caste à part, supérieure. Ils conduisaient les trains donc c’était les Seigneurs du rail. On les appelait aussi les «gommeux», des prétentieux, quoi. Des types fiers, toujours propres, un peu cols blancs mais sans cols blancs car ça faisait bourgeois. Seul le mécanicien avait ses lunettes et les marques de suie sur le visage.» Ceux-là, payés le double, possédaient déjà leurs maisons tout comme le chef de gare, sa propre villa. Pour la plupart, ces gens fuyaient la dure condition rurale de Beauce ou de Sologne où dès l’âge de quatre ans, les petits vachers étaient conduits à leurs troupeaux de nuit afin de ne pas pouvoir rebrousser chemin. Les héros de la Grande guerre, blessés, mutilés ou rentrés de l’occupation de la Ruhr s’étaient casés là, facilement. Le père de Jules, simple laboureur, avait décroché une mention Bien au certificat d’études. En 1910, à la fin de son service militaire effectué à Paris, un officier, jaugeant ses capacités, l’avait conseillé. « En ce moment, il y a deux choses qui se développent : le Chemin de Fer et le Métropolitain. » Au hasard, mon père a choisi la première option. »

Renforcée par quelques spécialistes (électriciens, menuisiers etc.), l’aventure s’acheva après trois ans de galère pour les hommes et d’abnégation pour les femmes privées de leurs maris. L’enthousiasme et la fierté le disputaient à l’épuisement quand furent dressées de part et d’autre d’un chemin terreux, une dizaine de maisons identiques, à un étage, percées de trois fenêtres sur chaque façade et dotées d’une entrée latérale. L’inventaire tenait en trois chambres, une salle à manger, une cuisine, un grenier et un vaste sous-sol. Le Cottage social rêvé par Paul-Auguste Dubois dans son bureau parisien du P.O. existait enfin. Il en coûterait à ses propriétaires, soudain promus socialement, un faible prix d’achat, trente ans d’endettement et trois années sacrifiées. Tous acceptèrent l’aléa du tirage au sort bien que les jardins – futurs potagers – aient été de surfaces inégales. 150 à 250 mètres carrés du côté Ouest de la rue, 300 voire plus à l’Est. Un luxe inouï pour qui avait connu les logements exigus du centre ville. « Et c’est comme ça qu’en 1931, j’ai eu une chambre pour moi tout seul où je n’avais qu’à appuyer sur un bouton pour avoir la lumière ! » s’extasie encore, soixante-dix-huit ans plus tard, Jules D. « A l’époque, dans ma famille en Sologne et en Beauce, tout le monde s’éclairait à la bougie et à la lampe à pétrole. Mes petits copains de la rue Verte, éblouis, venaient voir ce qui était pour tous une merveille.»

L’arrivée des familles, flanquées de deux à cinq enfants, rendit leur place aux femmes qui apprécièrent vite l’organisation des lieux. Chaque activité domestique – cuisiner, se nourrir, recevoir, laver, jouer, dormir – trouvait son espace propre, réduisant la promiscuité si néfaste au foyer. Chaque pièce, s’ouvrant sur l’autre pour faciliter la diffusion de la chaleur, comportait une cheminée de marbre tandis qu’on grimpait à l’étage par un escalier de chêne ciré. Mais chacun choisissait son décor en fonction de ses moyens. Ici, des boiseries jusqu’à mi-hauteur des pièces principales. Là, à la place du parquet, un sol en mosaïque d’éclats de grès, de pâte de verre et de marbre, « le fin du fin ». Chez les V., il y en avait partout dont une rosace « très grande, très jolie » dans la salle à manger. Un joyeux terrain de glissade pour les cinq enfants dont Marie, née en 1930 comme le Cottage. « Quand Maman cirait ça, c’était mortel. D’ailleurs, le facteur refusait toujours d’entrer dans la maison de peur de tomber ! » Son père, chef de train, avait une âme d’artiste. Des frises par ci, des angelots peints au plafond par là, colorèrent leur intérieur tandis que les façades prenaient des teintes ocres ou rosées voire bleutées pour les volets. Mais, le progrès avait ses limites. L’eau courante oui, mais pas chaude. Sur la cuisinière, à bois ou à charbon, un bain-marie permanent y suppléait. Des W.C. individuels oui, mais au fond du jardin. Les gosses jouaient ensemble dans la maison, le jardin ou la rue, plutôt une venelle. Gravés aux frontons de leurs écoles, les noms de deux Jules, Michelet l’historien et Ferry le père de l’enseignement. Les grands devaient marcher pour atteindre le bourg ou vaincre un long tunnel sous la voie ferrée. Les petits, rigolards, filaient juchés sur le guidon du vélo de leurs mères. L’hiver, les champs alentour brillaient sous la glace et le soleil. Parfois, s’arrêtait un petit cirque de bohémiens « qui nous tiraient les larmes en chantant Les roses blanches.» L’été, tous cavalaient dans les vignes ou jouaient dans un wagonnet du chantier laissé en l’état. Poussé au sommet d’un monticule, l’engin plein de filles piaffantes dévalait à vive allure. Mais si le tout déraillait, les paires de claques volaient avant même l’examen des blessures. Une époque sévère où le pardon s’implorait à genoux même pour avoir cueilli les dahlias des voisins, afin de les offrir à sa maman. Une époque tendre aussi où sous les tonnelles de chèvrefeuille, à l’ombre des lilas blancs, mères et enfants partageaient leurs occupations dans le chant des oiseaux. Le potager, objet de toutes les attentions, se faisait leçon de choses. La collecte des fruits, pommes, poires, noix tournait au jeu. Cultiver son jardin devenait un art collectif. « Et si quelqu’un s’avisait de planter un saule ou un sapin, on se moquait de lui en disant : « c’est un pommier qu’il aurait fallu ! »

En 1936, l’activité de la gare s’accrut avec les congés payés. Déjà les Chemins de Fer avaient tissé un maillage serré sur le territoire mais on n’allait pas loin, faute de temps. A partir de 36, Nice et son carnaval, Chamonix et la mer de glace, la Vendée et ses plages ouvrirent les voyageurs à d’autres mondes. « Pour nous, le train était gratuit » souligne Marie V. « mais avec une différence entre les classes empruntées. Nous, on voyageait en troisièmesur des banquettes en bois. A l’école, ceux qui montaient en seconde se chargeaient de le faire savoir.» Le Cottage constituait un lieu propre, coupé des paysans du bourg. « On était tellement incorporés à la gare que mes parents parlaient en numéros de trains et de voies. Une langue bien spécifique. Ici, on était les rois. » Jules D. décrit leurs liens : « Les gens partageaient deux choses : une vraie passion pour le Chemin de fer et un profond respect pour la hiérarchie. » Le chef de gare, « respectable et respecté », seul maître à bord, décidait de tout, de la prise des repos au rapatriement du père d’un enfant malade. En 1938, l’Etat créa la S.N.C.F. reprenant une à une les concessions privées. « A l’époque, les valeurs étaient inversées, les vrais cheminots venaient du privé. Les autres étaient considérés comme des pauvres types. » Une culture allait s’effacer devant une autre.

Le 3 septembre 1939, la vie du Cottage se figea au son des sirènes. Les gosses accoururent de la gare où la déclaration de guerre venait d’être affichée. Les hommes, aguerris, virent le pire. Mme V., autrefois Parisienne, se souvint des obus lancés sur la capitale, en 1918. Avec ses cinq enfants, elle sauta dans la navette reliant Les Aubrais à Orléans – en cinq minutes – pour s’en aller implorer la Vierge Marie à Notre-Dame des Miracles. A la vue des fidèles agenouillés, bras en croix, balbutiant les yeux clos d’inaudibles prières, les petits réalisèrent l’effroi. Puis vinrent les précautions. Des enfants partirent à l’abri dans le sud. Dotée d’un seul masque à gaz, la famille V. confectionna, avec du charbon de bois, des petits tampons à plaquer sur les narines. Avec la gare pour cible, on redouta les bombardements ; interdiction de traverser le tunnel, à l’école, exercice de descente dans les caves voisines des négociants en vins, ordre de noircir les vitres la nuit. Les autorités civiles firent maculer le nom de la ville inscrit en lettres énormes sur le château d’eau. Jules, devenu brillant élève instituteur, en rit encore, « vous pensez si les Allemands avec leurs cartes sur toile cirée, étaient impressionnés ! Ils suivaient la voie ferrée depuis Paris et voyaient vite la Loire… » La défense anti-aérienne de la zone comportait deux mitrailleuses de 14-18 confiées à un groupe de réservistes beaucerons, de garde au bistrot du coin… Puis, en juin 1940, l’histoire jeta les populations sur la voie de l’exode. Fuyant le Nord, les réfugiés sortaient de la gare, secourus par les scouts de Fleury avant d’aller frapper aux premières portes venues. Comme d’autres, les V. dressèrent des dortoirs improvisés. « Les gens nous sollicitaient puis repartaient sans savoir où aller. On en a beaucoup hébergé. On les installait au sous-sol, dans la salle de jeux. On s’entraidait, c’était naturel. Certains sont quand même partis avec les draps…» Aux premières bombes sur Orléans, ses habitants rejoignirent la cohorte. Au Cottage, certains prirent le dernier train du 13 juin, d’autres sautèrent à l’aveuglette dans des wagons à bestiaux. « Une voisine voulait à tout prix emporter sa poule et ses poussins. Quelle affaire ! » Déjà, rôdaient les pillards, français puis allemands. L’occupant prit les plus belles maisons, anciens relais de chasses adossés à la forêt d’Orléans. L’envahisseur ici, les fuyards là-bas, l’armée en déroute ailleurs, la vie bascula. Le jeune Jules fut mobilisé comme toute sa classe d’âge. Mauvais sort que d’avoir vingt ans en 1939. « Nous étions comme des vagabonds, abasourdis, qui rencontraient d’autres types aussi égarés. C’était une pagaille énorme. » L’armistice le jeta dans les Chantiers de jeunesse, « une deuxième armée fantôme, sans uniformes » qui allait longtemps l’éloigner de chez lui. Les autres revinrent, enfants compris, hébétés par leur errance sous les Stukas. La guerre n’allait plus les lâcher, visible aux convois de la Wehrmacht ravitaillés en gare des Aubrais. La fière stridence des locomotives à vapeur devint alors un cri menaçant. Lors des haltes, sur le quai, un orchestre militaire encourageait les troupes. Les gamins adoraient ça. Sous la double marquise, ils vendaient les chopes de bière du cafetier tendues aux soldats penchés jusqu’à la taille. A la sortie, les mêmes jetaient du sucre dans le réservoir des voitures d’officiers… ou soufflaient dans le pavillon d’un phono pour simuler une alerte glaçant les voisins sur le qui-vive. Ainsi s’écoula la guerre du Cottage cernée par l’ennemi mais sauvée, sur fond d’entraide, par les potagers, clapiers, poulaillers et les traverses des voies si dures à scier mais si longues à brûler. Jusqu’à cette nuit fatale du 20 au 21 mai 1944…

Le 19 au soir, on bavardait dans les jardins sous un ciel doux et serein. La TSF disait bien d’éviter les gares mais les lumières maintenues sur la zone rassuraient. Beaucoup étaient partis, alertés par des tracts, mais ceux-là devaient tenir leur poste tout simplement. Comme tous, les L. dormaient au sous-sol. Vers minuit, aux premiers grondements, la famille bondit pour sentir le sol en ciment se soulever sous elle. D’autres, suffoqués, virent les portes et les fenêtres soufflées une à une. Tous agrippèrent leurs enfants pour courir, éperdus, vers le bourg, parfois pieds nus, jetés dans les fossés par le souffle et la terreur. Sous les fusées éclairantes, les Français se heurtaient à de nombreux Allemands, cible des alliés. Trois trains militaires, bloqués là, se vidaient de leurs occupants grouillant tels des rats en quête d’un abri. Dans leur fuite affolée, parents et enfants virent des toitures fondre sur eux, des maisons entières voler en poussière, les clôtures éclater une à une, le sol s’ouvrir en cratères. Bientôt, dans leur dos, le ciel déchaîné s’embrasa uniformément. Au loin, devant la mairie et l’église, la population, tétanisée, découvrit un gigantesque brasier. « On n’entendait que des craquements comme si on déracinait des arbres. » Les anciens combattants en larmes revivaient Verdun. Vingt minutes plus tard, la flotte américaine se retirait, laissant derrière elle seize kilomètres carrés pulvérisés « sous une pluie de fer, de feu, d’acier et de sang.»
Le 20 au matin, il fallut bien revenir, même hagard. Albert M. entend encore l’effroi de son père : « De loin, je comptais les toits et j’ai vu qu’il en manquait beaucoup. » Sur onze, seules trois maisons dressaient leurs ruines dantesques. Les jardins, les animaux, les vignes, les vergers gisaient broyés. « Il n’y avait plus rien. Des trous, que des trous. Partout. » Partout aussi des cadavres allemands, parfois projetés en lambeaux sur les fils électriques. Près d’un millier enseveli sous un tunnel effondré. Un autre millier, sous un second tunnel. En tout, trois mille tués dont, le lendemain, Le Républicain du Centre censuré ne souffla mot. Les alliés visaient les Français. Point. Bilan officiel : deux cents morts et quatre-vingt blessés mais aucun au Cottage. Alors, au coude à coude dans une même hébétude, l’occupant aligna ses morts et le survivant fouilla ses ruines fumantes. Certains récupèrent dans les wagons éventrés des objets « fabriqués pour les Boches », frappés de l’aigle impérial. Chez eux, les gens n’ont rien retrouvé. Les V. dégagèrent une statuette de la Vierge, intacte. Les D., quelques ustensiles cabossés ainsi que les cahiers d’école de Jules, ficelés en un bloc compact à peine léché par le feu. L’un d’eux comportait la morale du jour notée dans les années 30 : « La conscience, c’est la possibilité que l’on a de distinguer le bien du mal. »
L’histoire est cruelle. Les ruines hautes furent abattues par ceux-là mêmes qui avaient édifié les murs. Coups de pelle et pioche rageurs, larmes dans la gorge, entre deux nuits de cauchemars pendant des mois. Fin 1944, Jules D., soldat de l’armée de Libération, rentra des Vosges, lui-même éprouvé. Abasourdi, il photographia son père plongé dans les gravats de sa jeunesse. « Tout ça sans cellule de soutien psychologique…» Les sinistrés s’étaient entassés chez les amis et la famille, solidaires. Les jeunes trouvèrent encore du sel à l’aventure en y scellant des amitiés indéfectibles. A 17 ans, Albert M. géra, avec deux copains plus jeunes, le cinéma l’Espérance sous l’égide du curé de la paroisse. Un trio « d’amitié, de responsabilité et de générosité » pour un cinéma Paradiso avant l’heure. Le lundi, Albert, le film sous le bras, profitait du train gratuit pour filer à Paris et l’échanger contre le suivant chez Gaumont, Pathé ou Columbia aux immeubles éblouissants de luxe. Ainsi, la vie traumatisée repartit par à-coups. Pendant cinq ou six ans, s’organisa la reconstruction payée par l’Etat. L’administration siégeait dans des baraques en bois au centre d’Orléans lui aussi détruit. Il fallait des mois pour obtenir de précieux viatiques. Chacun put choisir un architecte différent ce qui acheva de briser l’unité du lieu. Les anciens bâtisseurs devinrent clients et donneurs d’ordre. Certains ne revinrent jamais et d’autres échangèrent leurs parcelles. L’environnement, aussi, évolua. La gare en pierre de taille ouvragée de 1857, laminée, fit place à un édifice en bois flanqué d’une tour aux allures de fortin. Au dehors, plus de vignes ni d’arbres mais un terrain vague. La plaie ouverte allait cependant relier les paysans de Fleury et les cheminots des Aubrais. On perça des rues et en 1950, celle du Cottage fut prolongée d’une longueur équivalente au milieu des champs cédés par la commune. Vingt ans après sa création, ses occupants, unanimes, lui donnaient le nom d’Auguste-Dubois, le bienfaiteur. En hommage, dit Jules D. à ce «monde perdu où les voisins assuraient un confort moral incomparable avec le confort matériel.»
A partir de 1952, « les petits nouveaux » investirent l’autre moitié de la rue et cette fois sans liens avec la SNCF. Leurs motivations tenaient au hasard ou à l’opportunité foncière. Pour mes parents, l’idée que cette gare pourrait, un jour, faciliter le départ des enfants et la fidélité à mon grand-père maternel, ancien seigneur du rail, décédé des suites de la guerre de 14-18. Nouveau chantier, nouveaux architectes et nouvelles règles : détection de bombes enfouies, façades d’au moins vingt mètres, pas de cuisine au sud etc. Aux Beaux-arts, mon père traça lui-même ses plans puis ceux d’un voisin après accord verbal conclu dans la rue. EDF-GDF fit savoir que le branchement ne serait rentable qu’à partir de cinq abonnés. Le compte fut bon au soulagement des premiers arrivés limités à la lampe à pétrole et au charbon. Certains participèrent aux chantiers mais sans commune mesure avec l’investissement de leurs aînés. En 1955-56, la rue prit son allure définitive : maisons plus hautes, plus ventrues, plus espacées, dotées de tout le confort, de toits d’ardoises, soubassements de pierres, de jardins plus grands et d’un garage même si l’on circulait en vélo, traçant en hiver de jolies arabesques sur le sable enneigé. Parmi elles, effacées, trois silhouettes identiques témoignaient de la mémoire enfouie du Cottage.
Alors s’ouvrit, pour tous ses habitants, une ère d’activité intense vécue en rituels immuables. Rituel du travail : « A l’époque, tout le monde avait un emploi » souligne Thérèse S. passée, à force de concours, d’employée comptable à la direction des services financiers des Chèques Postaux. «Douze heures par jour, même le samedi. Deux semaines de congés payés. Puis on a eu le samedi après-midi.» Avant 7 heures du matin, on se saluait dans la rue en gagnant qui, la gare, le triage, les Chèques Postaux, le Gaz de France, la SEITA, l’école Jules Michelet ou des entreprises privées. De même, le soir après 19 heures. Rituel du commerce : le laitier-quat’saisons ambulant complétait l’essentiel trouvé chez les boulanger, boucher et épicier voisins. Les cheminots, eux, s’approvisionnaient à l’économat qui débitait le dû de leur paye. Le rémouleur affûtait les couteaux sur sa meule et le peaud’lapin braillait sa quête de fourrures pour gants ou écharpes. Rituel du passage des trains à peine entendus sauf si, de nuit, stoppaient des wagons de bovins aux beuglements pathétiques. Rituel de l’école : publique, gagnée à pied ou en vélo ; privée, au cœur d’Orléans et dont le bus nous embarquait, ma sœur et moi, en béret et jupes plissées bleu marine, menées à la portière par notre mère. Rituel du dimanche : messe, repas, couture, repassage et notre père toujours penché à sa table de travail. Rituel du soir au jardin : l’oreille sur le transistor, le même fumait sa pipe en désignant parfois un avion très haut dans le ciel. Rituel séculaire du potager et du verger – pêchers, cerisiers, poiriers, pruniers – retrouvés. Enfin, rituel maternel des tartes pâtissées sur un plan fariné et des tartelettes taillées dans des chutes par de petites mains novices.
Dans ce lieu pacifié, un éternel revenant depuis 1939, le lieutenant Jules D. « Après la guerre, mon père aurait aimé me voir instituteur mais je ne voulais plus. » Jules préféra la mécanique, passion instillée par ce même père quand, en 1936, tous deux suivaient les essais des premières locomotives électriques de la P.O. lancées en pleine Beauce. « Il y avait une américaine, une hongroise, une suisse. La hongroise me plaisait beaucoup avec son aspect de sous-marin et ses commandes électriques.» Ce furent non les locos mais les hélicos et les avions de l’armée de terre. Breveté mécanicien puis pilote, happé, dès 1949, par la guerre d’Indochine sur une terre d’épices et de moiteur, plongé « dans une foule si dense » aux habitations de bois à peine ventilées par les murs à claire-voie. « Il était impossible d’être préparé à cela mais je me reconnaîtrais mieux à Phnom Penh qu’à Orléans. » Quatre ans sans retour, loin de l’agonie de sa mère emportée par un cancer. « A l’époque, on suivait la maladie mais on ne la traitait pas. » Son père la lui relata sur papier fin et enveloppes tricolores acheminées vers Hanoi par un Constellation, en trente-deux heures et quarante minutes. Son voisin, Albert M. vécut le cancer de son propre père, à son chevet. « On n’avait rien pour lui sauf un peu de morphine. Ses collègues l’entendaient crier depuis la gare.» Rentré peu avant Dien Bien Phu, le capitaine D., promu à l’Etat-major, aborda en 1958 à Sidi Bel Abbès, son troisième conflit en vingt ans. Commandant d’une école d’application pour le transport aérien des troupes. « Le pire de tout, c’est la guerre civile. » En juin, après le fameux « Je vous ai compris », il fut de l’escorte du Général venu en Oranie. Un an plus tard, le 8 mai 1959, de Gaulle devenu président de la République, présidait les traditionnelles fêtes johanniques d’Orléans. Pour l’occasion, quelques anciens du Cottage se serrèrent dans le salon de monsieur D. père, les enfants sur une couverture, pour admirer l’évènement à la télévision. La première de la rue, cadeau de son fils.

Si le confort était déjà là, le progrès, lui s’imposa peu à peu. Les femmes bénirent la machine à laver, « la Cendrillon de chez Thermor » qui les délivrait d’un attirail infernal : lessiveuse bouillonnante, hiver comme été, planche à frotter et brosse de chiendent. En comparaison, l’intérêt du réfrigérateur parut bien mince. Les voitures ou les scooters suivirent de peu, petits modèles, neufs ou d’occasion et toujours achetés comptant. Longtemps, les ménages n’ont pas dérogé à la règle, « quand on s’achetait quelque chose, c’est que l’on avait économisé. On ne faisait pas de crédit. » Pour nous, la voiture amorça de multiples balades à travers la France d’abord vers des lieux de mémoire comme le puy du Sancy (Puy-de-Dôme), autrefois rituellement gravi par notre grand-père maternel, sa canne de bois flambé à la main. Le téléphone répondit en priorité à des impératifs médicaux avant de se généraliser. Au début des années soixante, la consommation apparut avec « les Américains », les Churchet leur jeune Ray si blond. Orléans abritait alors l’une des vingt-neuf bases de GI’s implantées en France sous l’égide de l’OTAN. Dans leur grosse Buick aux ailes effilées et couleurs vives, ils rapportaient de multiples boîtes et sachets achetés au drugstore–supermarket de la caserne et empilés dans des sacs en papier kraft portés à pleins bras. Du jardin, je m’étonnais de la voir, elle, sur une chaise longue, posture réservée aux seules vacances d’été sur la côte d’Azur. Une voisine lui apprit à rôtir le poulet qu’elle ne savait que faire bouillir… Chez eux, flottaient des parfums inconnus et leurs cartes de vœux scintillaient de Happy ceci ou cela au relief pailleté et coloré crissant sous les doigts. Un second ménage s’installa non loin et échangea pancakes et brownies contre les fruits du jardin d’à côté. Sans parler la même langue, les deux familles en conçurent une amitié de quarante-cinq ans jusqu’à la mort de l’ancien vétéran de Corée. A leur départ, en 1966, les Américains laissèrent des objets en plastique aux teintes acidulées, des saveurs nouvelles, l’art du décontracté, le swing d’un orchestre jouant du Glenn Miller le dimanche au parc, et l’élégance d’un autre, symphonique, portant haut L’hymne à la Joie. Cet apport joyeux effaçait l’ère du labeur et de la morale collective née du Cottage puis de l’après-guerre. La même année, on inaugura la nouvelle gare, bloc rectangulaire tout droit sorti de Playtime. L’ensemble annonçait un monde moderne, bien plus facile.
1968 marqua, bien sûr, un tournant pour tous. « D’abord, on a eu le week-end ! » se souvient Thérèse S. Quelques cheminots du Cottage prirent leur retraite à 55 ans. L’église hérita d’un curé à forte tête dont le maire PC disait : « il est plus communiste que moi ! » Notre père acheta une DS trop confortable pour ses jeunes passagers vite nauséeux. L’on changea aussi de paroisse. De son bureau de l’Etat-major à Villacoublay, le colonel Jules D. vit de Gaulle s’envoler pour Baden-Baden. Le soir, rôdant à la Sorbonne, il y découvrit « des choses minables ! » tel « le barbouillage au goudron du marbre des Anciens de 14-18. » Le chef de l’Etat rejeté laissa de grands projets comme l’aérotrain, engin hybride mi-train mi-avion, lancé en janvier 1969 à 422 kilomètres/heure sur un rail de béton fendant la Beauce. La ligne La Défense – Campus de la Source devait tout simplement rayer notre quartier de la carte. Après divers tracés et moult polémiques, Valéry Giscard d’Estaing saborda le projet au profit du TGV. Sauvés, les jardins poursuivirent leur foisonnement, certains déjà semés de pelouses et de pas japonais, les potagers étant dépassés par le plaisir du marché et l’offre des Halles d’Orléans. Le temps des loisirs devint parfois celui des voyages. Les S. amorcèrent à New York, chez leurs anciens voisins, une exploration du monde quasi exhaustive réalisée en vingt-cinq ans. A la veille des ponts, notre père adorait improviser une virée en Suisse, Belgique, Luxembourg ou Andorre. Le vénéré guide Michelin jalonnait l’escapade au butin riche en chocolats, alcools, cigares et d’extravagantes cigarettes multicolores à bout filtre doré. Au fil des ans, il élargit lui aussi le cercle de nos voyages sur trois des cinq continents. A l’inverse, d’autres bougeaient peu, sans regrets. Paulette R., couturière penchée toute sa vie sur ses robes de mariée, visita les châteaux de la Loire et quelques lieux dont Deauville. Cela lui suffit. Son mari cultiva leur potager avec tant d’art qu’un jour, surpris, ils le découvrirent en vue aérienne sur une carte postale ! Le gentil Roger P., toujours souriant, circulait à vélo entre ses deux jardins, rapportant dans un cageot quantité de futures confitures et conserves. L’été, il rentrait des Landes, en train, juste pour récolter ses tomates et repartait le lendemain avec sa manne. Chez les F., on bichonnait la grande volière et ses oiseaux de Paradis ou ses becs rouges après lesquels jappèrent plusieurs générations de chiennes toutes appelées Farah en hommage à l’impératrice d’Iran. Chaque été, d’autres retapissaient leur maison ou somnolaient sous les cerisiers. Ainsi, la rue Auguste-Dubois vit vieillir les uns et grandir les autres, immuables, attachés à cet espace serein, sans mystères sauf la mort suspecte de trois chats, non encore élucidée quarante ans plus tard.

En 1976, l’édifice vacilla un peu sous la sécheresse fauchant plusieurs beaux fruitiers. L’année suivante, monsieur D., doyen du Cottage, décéda à 89 ans, fier d’avoir vu son fils Jules devenir général à la tête du centre d’instruction des spécialistes de L’A.L.A.T. (Aviation légère de l’armée de terre). Celui que l’on n’appellera plus que « le général D. » prit bientôt sa retraite et, après une vie au long cours, réinvestit la maison familiale. « Je suis revenu ici par fidélité à mon père. Il y avait sacrifié des années de sa vie et puis j’ai vu les gens heureux ici.» D’emblée, il fit abattre la clôture, barrière incongrue, « Il n’y a que les Français pour s’enfermer ainsi !» puis sema beaucoup de fleurs en souvenir de sa mère. De nouveaux voisins issus des ex-colonies s’installèrent, en face, dans deux des trois vestiges du Cottage. Même s’ils l’ont oublié, leur arrivée ne se fit pas sous les vivats. Mais le général et Albert M. montrèrent l’exemple en tendant des mains accueillantes. Le fait que l’Algérien et le Malgache soient militaires de l’armée française y contribua. Fatima H., la femme du harki, née à Orléansville – « ça fait sourire quand je présente mes papiers ici » – a laissé son cœur en Algérie quittée « comme ça, brutalement du jour au lendemain. » Depuis 1962, elle est cardiaque. « A l’arrivée, le médecin a dit « son cœur, il bat comme un poussin. » Alors, Fatima s’est créé son propre remède, un bout d’Algérie à soi. Quand on a grandi à l’ombre des orangers et des citronniers, on en reste nostalgique. Son père, chef de gare – « on voyageait en première classe ! » – et jardinier avait façonné un seul arbre donnant trois fruits, « citrons, clémentines, pamplemousses et même un olivier avec, à la fois, des noires et des vertes. » L’héritage a donc fructifié. Au fils des ans, on s’extasia depuis la rue sur les néfliers, la vigne sur la tonnelle, le figuier, les cactées, entremêlés aux rosiers, au pêcher et à tout l’ordinaire local. Fatima a gagné l’admiration de tous et aussi des prix, compensant un peu son propre tribut payé à l’Histoire. L’autre militaire travaillant à Paris, annonça, au début des années quatre-vingt, la troisième vague d’habitants, tributaire de la SNCF pour rallier Paris chaque jour en cinquante-huit minutes. A sa jeune retraite, il ouvrit une agence immobilière dans une annexe de sa maison où subsistaient les mosaïques, les parquets et les cheminées d’origine. Chez lui tombèrent les premiers fax envoyés par mon frère installé en Asie après ses Langues O, bientôt imité par ma sœur émigrée au Canada. A force de nous montrer les avions puis le monde… Dans la rue, coup sur coup, trois maisons furent rénovées par leurs occupants. Le premier, Jean de C. prit le 5h53 toute sa vie et se félicita d’avoir enfin la gare à sa porte. Le second, Alain P., DRH au Crédit Lyonnais, bien que rivé au 6h34, n’échangerait pas ses mille mètres carrés de jardin contre la banlieue de Paris. Enfin, Gilles B., professeur de fac à Jussieu, courait souvent pour attraper le 7h10 en se disant « ah si je pouvais habiter dans cette rue ! ». Son vœu fut exaucé après le décès brutal d’une vieille dame au domicile de ses enfants, les maîtres des Farah I II III et IV. Ceux-ci vendirent si vite que les B. redoutèrent une bombe enfouie quelque part. En face, arrivèrent les seuls locataires de la rue et leurs deux enfants. Hélène J., couturière pour Christian Dior prêt-à-porter, travaillait en fait pour Bernard Arnault. Trois fois par an, pour les collections, elle s’en allait renforcer les équipes de l’avenue Montaigne. « La haute couture, c’était formidable. Je me souviens d’une robe de mariée fabuleuse et des costumes pour le mariage de Johnny et Adeline. » Pour d’autres, artisans des Trente Glorieuses, le milieu des années quatre-vingt sonna une retraite prise à regrets. Claude G., conducteur de travaux dans une entreprise hollandaise, « une très bonne maison » a sillonné la France pendant vingt-trois ans, au gré des chantiers, dans une caravane de luxe. Sans enfants mais avec sa femme pour collaboratrice, il put savourer cette vie de bohême riche en découvertes concentrées en trente gros albums de photos. « On travaillait à l’ancienne, à la confiance. Le patron était un homme très chic qui, en plus, nous payait très bien ».Tel était aussi mon père avec ses propres ouvriers appréciés et aidés à leur juste valeur. Lui, homme de parole et d’honneur, qui ne s’était jamais remis du décès accidentel de l’un d’entre eux, trouva la retraite amère. Il apprit l’anglais qui avait manqué à ses voyages. Son rêve : retourner à New York et en Concorde mais aucun de nous déjà rassasiés de voyages n’entendit l’urgence de l’accompagner, pensant sans doute que les deux seraient éternels… A plus de quatre-vingt ans, Roger P. dû délaisser son vélo et un des deux potagers pour suivre le conseil du médecin, « Partez pendant que vous êtes tous les deux ». Ils louèrent donc un appartement dans la rue voisine et revinrent chez eux chaque après-midi pour cuisiner les conserves et déposer un panier de cerises ou de haricots sur le mur mitoyen de leurs voisins. Et finalement, rien ou presque, ne changea.

Et pourtant, si, tout changea ! Le jour où en vue de l’an 2000, un ingénieur des travaux publics en charge du tram d’Orléans désigna, sur une carte, la rue Auguste-Dubois comme « Accès Gare » en réponse au chamboulement du plan de circulation. Une rue si paisible où, depuis soixante-dix ans, les voisines papotaient par la fenêtre de part et d’autre de la chaussée ! Alors, telle une avalanche, tout déboula en quelques années ; d’abord le chantier du tram tout à côté, sa poussière et ses coups de pelleteuse prouvant que toutes ces maisons sont solides. Puis, après de vaines pétitions, un trafic dense aux heures de pointe des trains pour Paris, un afflux de piétons aux valises à roulettes bruyantes sur le bitume, leurs tickets de train ou de métro jetés par terre et des voitures déposant leurs passagers dès 5h30. Albert M. dort du côté rue depuis soixante ans. « On croirait qu’ils ont huit portes tellement ils les claquent et re-claquent ! Et l’été, on entend la radio qu’écoutent les gens arrivés en avance.» Qui dit trafic et stationnement dit aussi contractuelles et PV, éléments inédits du décor. La litanie des plaintes – de la veuve aveugle plaidant pour son aide-ménagère à l’étourdi(e) oubliant sa carte de résident – ne fléchit pas le slogan des donzelles, « c’est pas not’problème ! » En l’an 2000, le tram surgit, filant au travers les arbres et dont bientôt plus personne ne su se passer au détriment de l’antique navette Les Aubrais-Orléans. Une station de Vélo Plus se dressa face à la gare à la place des vignes d’antan. Deux nouveaux ménages arrivèrent, ravis, sans pouvoir mesurer l’avant et l’après. Des Parisiens, jeunes retraités de la SNCF, dont madame avait exigé « d’être à côté de la gare pour retourner facilement à Paris, voir des expositions et mes copines. » Des Beaucerons, quinquagénaires et joueurs de golfe, au « coup de cœur » pour leur future maison à rénover. Le millénaire vit aussi le re-mariage du général D., à quatre-vingt et un ans, avec celle que la guerre lui avait volé soixante ans plus tôt. Les mariés agrandirent leur maison d’une véranda polygonale inspirée d’un restaurant chic des bords du Loiret. Le jardin, profond, prit un air de parc. Puis, le général fut tenté par une piscine, lui qui aimait défier les appelés à la nage. « Pas sûr que l’investissement aurait été rentable » dit-il d’une moue amusée. Or, le couple fréquenta encore pendant neuf ans, chaque semaine, la municipale ! Alentour, certains franchirent le pas et l’immobilier flamba avec une population semi parisienne adepte du jogging, écouteurs aux oreilles et de l’ordinateur brillant derrière les fenêtres parées de doubles rideaux. D’autres changements survinrent, plus rudes. Dior céda son usine à un sous-traitant. Pour Hélène et ses collègues, la culbute fut sévère. « Les salaires ont chuté, on nous a supprimé le treizième mois, plus de comité d’entreprise, plus de prix préférentiels sur les parfums et les accessoires.» Déjà, l’Inde fournissait les broderies à coudre. Cinq ans plus tard, l’usine SAPRIM fermait. « Les filles avaient trouvé un slogan. SAPRIM, ça déprime ! » Depuis, on ne lui proposa qu’un emploi, dans une usine de bâches. Elle choisit le service à la personne. La couturière du bout fit poser une serrure électrique et une caméra après un audacieux cambriolage pendant Questions pour un Champion. Son mari, privé de jardin après plusieurs chutes, sombra dans la maladie d’Alzheimer. Une ancienne du Cottage mourut et fit place à un Togolais, locataire seulement. Cadre de la marine marchande, au français châtié, il reçut l’appui du général dans sa quête d’emploi. Au final, la mairie le prit comme éboueur. Le haut gradé en fulmine encore. « Je ne croyais pas qu’on pouvait être capable d’âneries pareilles ! » Albert M., pilier de la paroisse, rallia la Banque alimentaire. L’ex-petit projectionniste de L’Espérance en offrit donc une autre, la joie en moins. « D’abord à des gens de chez nous puis à des Maghrébins, des Africains et même des Tchétchènes.» Enfin, un jeune couple, doté d’un 4X4, racheta la maison des P., goudronna une partie du jardin, fit crever les deux cerisiers, eut un bébé puis divorça. Le premier divorce de la rue. On ne les regretta pas.

A l’inverse, en 2001 et contre toute attente, je revins au bercail. Notre père s’était effondré peu après la fin du Concorde et l’attentat contre le World Trade Center qu’il avait eu la joie de survoler en hélicoptère. Notre mère partit dans un espace plus approprié. La maison, figée en l’état – avec sa vieille cuisine et ses précieux Mathiot, Bernard etc. – devint à la fois, lieu de mémoire, havre démodé pour écrivaine fauchée et cadre de multinationale anglo-suédoise licencié à 47 ans, garde-meubles, plaque tournante entre Chine et Canada. Dans le jardin, une longue corde supplanta le sèche-linge allemand des années 80, un poêle à bois fit chuter la note de gaz et un vélo fêta mes cinquante ans. Le jardinier ne vint plus que chez la voisine de 90 ans, passionnée de fleurs. Chaque jour. « Il fait ce qu’il veut. Je n’ai qu’une exigence, je veux des fleurs toute l’année ! » Elle m’a vue naître, un jour me tutoie, l’autre me vouvoie et l’air de rien, je veille sur elle. Bien que son mari soit mort de l’amiante et sa fille d’un cancer du sein, elle fume toujours les cigarettes que l’ancienne SEITA lui offre. « A mon âge, un peu plus ou moins, ça n’a pas d’importance ! » Autour de nous, tout le monde est désormais bio comme le potager du Parisien retraité ou écolo comme le jeune paysagiste suivant les divorcés, dont le premier geste fut de s’isoler derrière de hauts claustras. En août 2009, pour première fois, sa femme a tondu une pelouse. Mais, elle qui n’a vécu qu’en appartement se sent moins à l’aise ici. « Le premier barrage du digicode, la proximité des voisins, les gens âgés qui surveillaient tout, c’était différent. Là, il faut que je m’y fasse… » Leurs voisins, aussi trentenaires, sont arrivés en même temps en provenance d’Irlande et avec Kélian, leur bébé. Aurélie, ingénieur des sciences de l’eau, étudie la dilution des pesticides, dans une start-up près du campus de la Source. Son mari travaille via internet pour une société de Customer Relationships Management. La relève est là ! Celle de l’Europe, du net, du développement durable, du TGV qui désormais relie Les Aubrais à Roissy matin et soir. De la police scientifique, aussi, intégrée par une jeune chimiste aux cheveux rouges, petite-fille d’Albert M. La cadette des joueurs de golf a aussi trouvé sa voie mais sur l’autre versant. Assistante sociale, elle a choisi pour thème de mémoire, « Etre père et sdf ». Juste l’année où, pour la première fois, l’un d’eux s’est posté à la sortie de la gare. Mais en 2009, il n’y a plus personne pour le ravitailler ni pour l’héberger.
Laurence Lacour
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http://www.revue21.fr/
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XXI ET 6MOIS
LAURÉATS DES VICTOIRES DE LA PRESSE
La Wan-Ifra, l’association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information, remet chaque année les Victoires de la presse.
Cette année, elle a choisi de récompenser conjointement les revues XXI et 6Mois et de leur remettre le trophée du nouveau titre de presse.
Ce trophée a été remis le 17 décembre à Lyon, dans l’abbaye de Collonge.
Le jury était composé de :
• Jean MIOT (président du jury)
Ancien Président du SPQN, de la Fédération Nationale de la Presse Française, du Conseil de Surveillance du Figaro et de l’Agence France-Presse
• Patrick BARTEMENT
Directeur Général de l’OJD
• Valérie BOAGNO
Directrice Générale Le Temps (Suisse)
• Olivier BOURGEOIS
Directeur Général WAN-IFRA South West Europe
• Jean-Marie CHARON
Sociologue au CNRS
• Rik DE NOLF
PDG Groupe Express Roularta
• Jean-Pierre GUERIN
Directeur des affaires sociales et techniques, SPQN
• Jean-Marie LEBEC
Administrateur Délégué de Payot Naville Distribution (Suisse)
• Jean-Clément TEXIER
Président de Ringier France
• Jean VIANSSON-PONTE
Président du SPQR