Avec son premier roman « Frère d’âme », David Diop figurait sur la liste finale de presque tous les grands prix littéraires 2018. Il n’a rien obtenu. Les lycéens ont rétabli la donne et mis dans la lumière ce livre d’une époustouflante beauté et d’une très grande humanité. Ils lui ont décerné leur prix Goncourt qui a fête cette année ses 30 ans.
En cette année du centenaire de la première guerre mondiale, avec leur fougue et leur jeunesse, ils ont aimé ce chant déchirant d’un tirailleur sénégalais sombrant dans la folie sous l’effet de la boucherie de 14-18 et. Sur le champ de bataille, il a vécu impuissant la mort de son ami d’enfance, celui qui était son « plus que frère » et ne s’en est pas remis.
Alfa dans la guerre
Pour construire son récit et le mener à bien, David Diop né en France en 1966 mais qui a vécu au Sénégal jusqu’à la fin de ses études secondaires s’est glissé dans la tête, la pensée et le ressenti d’un de ces tirailleurs sénégalais arrachés à leur continent et enrôlés pour faire la grande guerre dans l’armée française. Alfa Ndyaye n’est pas venu seul. Dans cette aventure où il n’y a que du mal à gagner il n’est pas seul. Mademba Diop, son ami d’enfance, est venu avec lui de leur village sur la terre de France pour défendre la patrie. Ils ont vingt ans. Quand le capitaine leur ordonne de sortir de la tranchée pour affronter l’ennemi, ils sortent du trou et s’élancent en hurlant, « le fusil réglementaire dans la main droite et le coupe-coupe sauvage dans la main gauche ».
Dans une de ces folles et meurtrières équipées, Mademba Diop est blessé à mort de cette mort qui ne vient pas tout de suite : “Lui, Mademba, n’était pas encore mort qu’il avait déjà le dedans du corps dehors » constate Alfa. Alors que les soldats de sa section ou ce qu’il en reste ont depuis longtemps rejoint la tranchée, il demeure au côté de Mademba, assistant à la longue agonie de son « plus que frère, sans savoir quoi faire. Trois fois il m’a demandé de l’achever, trois fois j’ai refusé ».
Quand son ami rend son dernier souffle, Alfa porte son corps jusqu’à la tranchée, en pensant, trop tard, qu’il aurait dû faire ce qu’il lui demandait : abréger ses souffrances. Trop tard.
Ce trop tard décide Alpha : il ne fera plus le sauvage pour la France. Il est désormais « sauvage par réflexion. Quand je sors du ventre de la terre, je suis inhumain par choix, je deviens inhumain un tout petit peu. Non pas parce que le capitaine me l’a commandé, mais parce que je l’ai pensé et voulu ». Il se met à tuer à sa manière, répétant à chaque sortie de la tranchée un rituel macabre qu’il accomplit en pensant à son « plus que frère ». Il choisit un ennemi, un du camp adverse. Il le ligote. Il l’éventre. Puis il fait pour lui ce qu’il n’a pas fait pour son ami. « Dès sa seconde supplication des yeux, je lui tranche la gorge comme aux moutons du sacrifice. Ce que je n’ai pas fait pour Mademba Diop, je le fais pour mon ennemi aux yeux bleus. Par humanité retrouvée » explique Alfa au lecteur. Puis il découpe la main de l’ennemi aux yeux bleus, et la rapporte comme un trophée dans sa tranchée.
Au début ça rassure ses camarades, qui l’accueillent comme un héros. Mais à force, une, deux, trois, quatre, cinq, six mains.… Alpha leur fait peur. Le Capitaine finit par l’envoyer « se reposer un peu » à l’arrière.
“Je suis deux voix simultanées. L’une s’éloigne et l’autre croit”
“Je suis deux voix simultanées. L’une s’éloigne et l’autre croit”, cette citation de Cheikh Hamidou Kane mise en exergue de son roman par l’auteur qui enseigne à l’université de Pau est en fait la clé du récit. A l’arrière puis à l’hôpital, Alpha s’enfonce dans ses pensées, retrouve ses souvenirs, se dissout en eux jusqu’à devenir son « plus que frère », jusqu’à s’effacer, jusqu’à lui céder sa place, pour réparer l’irréparable, apurer la boucherie, sauver son ami du néant et le rendre à la vie. Pour Alpha le seul moyen de se sauver et retrouver le chemin de l’humanité. Alpha plonge sans retenue dans son passé : le village, ses règles, ses croyances, le chagrin de son père après la disparition de sa mère, son enfance auprès de son ami Mademba, petit et malingre, tandis que lui, Alpha, devenait grand et fort, et le souvenir de « Fary Thiam », la jeune femme qui contre toute les lois du village lui a offert la « joie du corps » avant son départ pour la guerre, lui donnant un bonheur que son « presque frère » n’a pas eu la chance de connaître avant de mourir au front.
L’histoire d’une émancipation et d’une conquête de la liberté
Dans « Frère d’âme » David Diop a procédé par cercles concentriques faisant monter la tension par petites touches. Ce texte est à l’écrit ce que le «boléro de Ravel est à la musique. Une mélopée, une incantation qui vous enlève toute résistance et vous entraine. On ne peut résister aux mots qui vous percutent et vous pénètrent avançant avec Alpha tirailleur embarqué dans une guerre qui à priori ne le concernait pas jusqu’aux confins de l’humanité.
“Frère d’âme” est aussi l’histoire d’une émancipation et la conquête de sa propre liberté, celle à laquelle chaque individu a droit. « Personne ne sait ce que je pense, je suis libre de penser ce que je veux. Ce que je pense c’est qu’on veut que je ne pense pas. L’impensable est caché derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange » dit Alpha dans les dernières pages. En faisant sa propre guerre, Alpha brise le joug. Même s’il faut s’y perdre, il se réapproprie son histoire, comme le fait l’écrivain en la racontant avec ses propres mots, convoqués loin, très loin des tranchées, dans l’histoire, la coutume, le rythme, la musique, l’âme de ses ancêtres
Phrases répétées, revisitées, en une lancinante litanie, l’Afrique dans la langue française et la langue française malaxée par l’âme africaine. David Diop impose son propre style ce qui est la marque d’un grand écrivain.
F.C.