L’historien Johann Chapoutot propose, dans son dernier ouvrage, un nouveau regard sur les quelques années qui ont précédé le règne nazi des années 1940. Son nouveau livre ” Les irresponsables, qui a porté Hitler au pouvoir? “, lève le voile sur le mystère, et remet le spectaculaire et l’incompréhensible de l’histoire dans le prisme de la politique actuelle et à la portée d’une possible compréhension beaucoup plus claire et entendable. Ainsi, ces années-là nous deviendraient-elles, à la lumière de ce brillant ouvrage, sinistrement familières ?
Par Asmaa Bouamama
Une politique déjà politicienne avant tout

Lors de la conférence que Johann Chapoutot professeur d’histoire à la Sorbonne et historien, spécialiste du nazisme, est venu donner le 16 septembre dernier au Cercil d’Orléans, et comme dans beaucoup d’interventions médiatiques, il explique l’origine de son travail de recherche comme étant la contradiction dans l’histoire de la politique allemande des années 1930, lorsque les nazis sont en perdition totale en 1932. Alors que le parti est donné pour quasiment mort, Hitler est nommé chancelier un mois plus tard, “ lui qui parlait de se suicider en fin 1932 ” précise Johann Chapoutot. Alors que le parti perd, mois après mois, des points par dizaines à chaque élections, Hitler est récupéré par une politique du calcul et de la manigance par d’autres grands libéraux qui mènent déjà une politique de l’économie avant tout, et qui souhaitent plus que tout barrer la route au communisme qui monte et qui est, pour les libéraux de l’époque,” un équivalent de Daesch“, ironise Johann Chapoutot, qui ne cesse durant ses explications d’établir des analogies qui vulgarisent cette période et éclairent la nôtre. ” A l’époque, il n’y a pas mieux que les nazis, qui ne cessent de clamer qu’ils veulent éradiquer les marxistes.” , explique-t-il. C’est ainsi qu’opère une alliance entre les pro-business libéraux tel que Von Papen et le parti d’Hitler qui se retournera contre ses pères politiques, notamment lors de la nuit des longs couteaux (ou des assassinats commis par les nazis dans leur parti qui compte environ 150 morts en quelques jours) de juillet 1934 où, Johann Chapoutot explique que ” ceux qui ont racheté les nazis et les ont fait monter au pouvoir sont, soit morts, soit réduits à porter une muselière “.

Hindenburg et Hitler 1° mai 1933 sce Wikipédia
Des grands noms des acteurs politiques de ces années-là sont révélés par Johann Chapoutot, et leurs actions ainsi que les postures y sont dépeintes avec une précision et un factualisme qui rendent hommage à leur froideur. Von Papen, un libéral autoritaire qui a soif de pouvoir et qui citait lui même que ” Hitler, on se l’est engagé “, sous entendu “ On en fait ce qu’on veut “. Et l’historien s’amuse d’illustrer la position d’Hitler à l’époque qui était pris pour un ” beauf du sud avec un accent à couper au couteau, qui équivaudrait à un accent à la Castex “. Un élément qui pose un sinistre sous-titre à une phrase que Johann Chapoutot prononce souvent pour ponctuer son travail, ” Attention quand on joue avec l’extrême droite “.
Un malentendu historique et pédagogique
” Les nazis parlent de ” prise de pouvoir “, on le leur a donné ” rétablit l’historien, spécialiste du nazisme. Et ce pouvoir a échappé aux mains de ceux qui pensaient le maîtriser, Johann Chapoutot rétablit une certaine forme de lisibilité et de compréhension d’une histoire qu’on nous présente comme trop grande et qui dépasse l’entendement, qui a frappé l’histoire au cœur de l’impensable, tout en exposant des faits et des actions concrètes, ” Les irresponsables “ replace la politique dans ce qu’elle est et dans ce qu’elle était déjà à l’œuvre dans ces années là qui n’ont pas grand chose d’étranger à notre époque, c’est à dire une succession de manœuvres, d’intérêts économiques et d’une idéologie du profit et une conception boursière de la politique. Des calculs politiques du niveau d’un Bernard Arnault qui ne voudrait pas payer d’impôts, comme les oligarques allemands qui tiennent le pays à cette époque. Ce triste constat est à double tranchant car il signifie à la fois que l’idéologie raciste n’a pas été la première ligne d’action et de persuasion politique, mais que les oligarques de l’époque et le peuple, ainsi que les pays d’Europe leur ont laissé la place par intérêt. Johann Chapoutot illustre également cette image mortifère mais concrète que, lorsque les premières familles juives sont expulsées, poussées à partir ou assassinées, ” on a en bas de chez soi un grand vide-grenier et on peut racheter des objets intéressants, voilà à quoi peut ressembler la politique du profit jusque dans les sphères privées. ” L’historien, au fil de révélations très concrètes comme celles ci, se scandalise de la falsification du contenu que l’on voit dans les manuels d’histoire, ou de l’insuffisance effarante de ce qui est transmis encore aujourd’hui sur ces années là, et qui continuent de véhiculer une idée quasiment fictive et impensable, étrangers alors à nous. ” La fin de Weimar c’est la mort d’une démocratie qui ne s’est pas suicidée mais que l’on a tué, et c’est une histoire qui ne cesse de se rappeler au présent comme un fantôme que l’on refuse de regarder. “
La tragédie de la Shoah aurait-elle pu être évitée ?
La triste révélation du travail de Johann Chapoutot est de montrer et de démontrer que ce qui a fait monter Hitler au pouvoir ce sont moins des causes que leurs instrumentalisations, il fallait agir ” au nom de “, mais comme explique l’historien ” On a écopé d’Hitler, à cause de manigances, de calculs, d’auteurs qui avaient leurs intérêts. Avec les nazis, le patronat a fait front contre la menace socio-démocrate d’une révolte.” Pour imager à la lumière de notre époque, il précise que les sociaux démocrates de l’époque étaient perçus comme “ un genre de wokisme culturel, en faveur de l’émancipation des femmes, de la progression des homosexuels, qui prône la vie en ville et l’art contemporain, des marginaux décadents dangereux pour la société qu’ils veulent désorganiser.” C’était le choix de l’ennemi qui a défini le choix de son allié, et c’est une dialectique politicienne qui règne encore aujourd’hui. Johann Chapoutot précise que le travail de ce livre est un exercice de défatalisation de l’histoire, ” tout était ouvert, précise-t-il, et à la fin 1932 il y avait une possibilité d’autre chose, avec certaines figures politiques intéressantes qui sentait le danger des nazis, qui à cette époque, ne parlaient pas des Juifs.“
Cette politique du calcul et du choix de ses ennemis, de la soi- disant nécessité qui rencontre les intérêts du patronat fait écho à ce que l’ancien patron du MEDEF dans la France de 2023, Geoffroy Roux de Bézieux a dit ” Le Rassemblement national au pouvoir est un risque nécessaire. “ Ce qui peut prêter un sous titre à l’intérêt du travail de Johann Chapoutot qui éclaire non seulement une période de l’histoire qui nous apparaît encore folle et mystérieuse, mais qui apporte un regard concret et une prise de recul sur l’actuel. L’historien évoque aussi un grand déni dans lequel l’Europe a plongé, alors même que beaucoup de pays ont collaboré, et une fois face au constat du désastre final, il était plus facile de regarder l’Allemagne comme si elle avait “ fait ça toute seule “.
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