Mardi 21 octobre, Emmanuel Carrère était l’invité d’une soirée-rencontre aux Carmes pour célébrer la sortie de son nouveau livre, Kolkhoze. Après une séance de dédicaces, l’auteur s’est prêté au jeu de l’entretien avec Sophie Todescato, gérante de la Librairie des Temps Modernes.

À gauche, Sophie Todescato, à droite, Emmanuel Carrère explique son attrait pour les portraits. Crédit : Charlotte Guillois.
Par Charlotte Guillois.
Vous avez déjà forcément entendu parler de Kolkhoze, paru chez P.O.L : c’est l’un des grands succès de cette rentrée littéraire, déjà pressenti pour le Goncourt. Dans la lignée d’Un roman russe (2007) et de Limonov (2011), Carrère revient ici sur ses origines russes et sur l’histoire de sa famille, couvrant plus d’un siècle d’histoire, de 1921, lorsque ses arrière-grands-parents fuient la Géorgie après la révolution bolchevique, jusqu’à 2023, marqué par la mort de sa mère et la guerre en Ukraine.
Le titre, Kolkhoze, renvoie à la fois aux exploitations agricoles collectives soviétiques et à un rituel d’enfance : les nuits passées, avec ses sœurs, à dormir dans la chambre maternelle pour faire kolkhoze. La petite histoire, intime, familiale, rejoint ainsi la grande Histoire, collective, universelle.
L’axe vertical : la famille comme fil conducteur
Carrère parle d’un « axe vertical » pour désigner les liens entre générations, par exemple entre un parent et son enfant, par opposition à l’« axe horizontal », celui « des amours, des amis ». Depuis la mort de ses parents, cet axe vertical s’est imposé à lui, nourrissant son besoin de renouer avec ses racines, d’écrire sur ses origines.
Kolkhoze se déploie sur deux temporalités : la longue, de la saga familiale qui s’étire sur un siècle, et celle, plus resserrée, des trois années d’écriture depuis le début de la guerre en Ukraine. Ces deux chronologies, toujours en dialogue, permettent au romancier de « jouer », de relire le passé à la lumière du présent sans se sentir prisonnier d’une seule temporalité. Malgré la douleur qui traverse le récit, marqué par le deuil de ses parents, Carrère revendique « le plaisir d’écrire » ce livre.
Au centre de cette fresque familiale, il y a la figure de la mère. Hélène Carrère d’Encausse, fille d’une aristocrate russe et d’un émigré géorgien compromis sous l’Occupation, a grandi dans la honte et un « extraordinaire besoin d’intégration ». En remontant les branches de son arbre généalogique, Carrère retrouve ses racines russes et géorgiennes. La guerre en Ukraine prend ainsi une dimension personnelle.
Guerre et mère, de l’histoire familiale à l’Histoire
Dans Kolkhoze, la guerre en Ukraine s’entrelace donc étroitement avec l’histoire familiale. Alors qu’il commence à écrire des reportages pour la revue Kometa entre la Géorgie et l’Ukraine, l’invasion le « perturbe » : pour lui, la Russie a toujours été « une affaire de famille ».
Issu d’une famille marquée par l’exil, Carrère se sent proche des pays autrefois colonisés par la Russie, et voit dans leur résistance une lutte contre l’impérialisme. « Il y a clairement un agresseur et un agressé », affirme-t-il, soulignant l’opposition de plus en plus féroce entre dictature et démocratie. Ce regard diffère de celui de sa mère, fidèle à l’idée d’une « grande Russie ». À la veille de l’invasion, elle arguait encore que Poutine n’oserait pas franchir la frontière. Les faits lui ont donné tort. Dans Kolkhoze, la mémoire personnelle et l’Histoire collective ne se dissocient jamais tout à fait.
Kolkhoze à la manière d’une galerie de portraits
Le moment le plus intéressant de la rencontre est sans doute celui où Carrère évoque son rapport à la peinture. « Quand je vais au musée, je vais toujours vers les portraits », confie-t-il. Kolkhoze se révèle être une véritable galerie de portraits : la mère, le père, les sœurs, la cousine, chacun est restitué avec sa lumière, mais aussi ses zones d’ombre. Hélène Carrère d’Encausse apparaît à la fois comme une conteuse brillante, une mère protectrice, mais aussi comme une épouse intransigeante, parfois cruelle, attachée à des idées conservatrices (climatoseptique et antiwoke, rien que ça).
Quant au portrait du père, il s’est « imposé tout seul », raconte Carrère. Homme affectueux et discret, c’est lui qui a mené les recherches généalogiques sur la famille de sa femme qui ont servi à Carrère pour écrire ce livre. « Ça me touche quand on me dit qu’on aime le personnage de mon père », glisse l’écrivain, soulignant combien ses portraits cherchent moins à illustrer qu’à « ramener ces figures à leur existence », à incarner ceux qu’il décrit.
Plus d’infos autrement :
Des livres pour comprendre la guerre entre l’Ukraine et la Russie
Au Cercil, Martin Barzilai déterre le passé de Thessalonique