Pour Jan

C’est en franchissant la porte d’une pizzeria de Bratislava que j’ai revu son visage et celui de sa compagne. Les Slovaques n’oublient pas ce jeune couple et ce pour quoi ils ont été arrachés à la vie. Ils affichent encore et toujours leur portrait. C’était il y a presque un an, en février 2018. Jan Kuciak, 27 ans, journaliste d’investigation, et sa compagne, Martina Kusnirova, étaient assassinés ; leurs corps découverts à Velka Maca, dans leur maison, à 65 km à l’est de la capitale.

Jean-Pierre Delpuech est professeur d’Histoire-Géographie,
directeur éditorial des Éditions Infimes.
Il s’intéresse en particulier aux questions de mémoire et de patrimoine.

A l’heure où des ultras appartenant à des groupuscules d’extrême gauche ou d’extrême droite menacent nos institutions républicaines et donc notre démocratie représentative, on observe, sans étonnement, des attaques contre les médias. Très tôt des journalistes furent pris à partie sur les ronds-points, parfois molestés lors de leurs reportages par certains Gilets jaunes mécontents du traitement médiatique de leur mouvement. Fin décembre 2018, les bâtiments de plusieurs radios et télévisions furent brièvement assiégés et l’on entendit une foule scander : « journalistes collabos !». Début janvier, d’autres Gilets jaunes tentèrent même d’empêcher l’impression du journal L’Est Républicain. A Auxerre, les 11 et 12 janvier 2019, une cinquantaine d’entre eux réussirent à bloquer le centre d’impression de L’Yonne républicaine, empêchant que soient délivrés plusieurs quotidiens du groupe Centre France imprimés sur place comme Le Journal du Centre ou l’édition Orléans de La République du Centre. D’autres groupes de presse furent également visés durant ce bien triste week-end pour la liberté d’expression.

Les menées factieuses de quelques-uns encouragées – parfois ouvertement – par des élus et leaders politiques irresponsables ne font plus de doute. Il règne dans notre pays un sinistre parfum d’années 30. C’est la République qu’ils veulent abattre en phagocytant un mouvement jusque-là honorable, nous l’avions écrit ici. Cet antiparlementarisme s’accompagne d’une hostilité nouvelle à l’égard de ceux qui font vivre notre démocratie d’opinion, ceux qui comme Jan, parfois au péril de leur vie, cherchent à informer, à établir des faits, des corrélations, à éclairer les esprits : les journalistes. Les populistes haïssent la liberté de la presse qu’ils taxent facilement de collusion avec le pouvoir en place et qu’ils estiment responsable de leurs échecs électoraux répétés. Mais, sitôt au pouvoir, ils ne tardent pas à s’intéresser à elle et s’empressent de la museler ou de la mettre au pas; l’exemple de la Hongrie est à cet égard caricatural. Sa déclinaison dans les pays voisins, inquiétante.

Mourir d’informer

Manifestation à Bratislava

Ils furent plusieurs milliers à manifester dans tout le pays en ce mois de mars 2018 en mémoire du journaliste d’investigation Jan Kuciak et de sa compagne. Jamais depuis la révolution de Velours, Bratislava n’avait connu cela. Manifestations dans un froid glacial où étaient brandies des photographies des deux victimes. Ce jeune journaliste s’était spécialisé dans les enquêtes sur les fraudes fiscales et les détournements de subventions. Son article inachevé et publié après sa disparition dévoilait de possibles liens entre des hommes d’affaires italiens, la mafia calabraise ‘Ndrangheta et des hommes politiques dans l’est de la Slovaquie.

Le chef du gouvernement slovaque, Robert Fico, et son ministre de l’Intérieur, Robert Kalinak, firent l’objet de divers slogans appelant à leur démission au cours de ces manifestations historiques d’un peuple uni par ce traumatisme. Robert Fico, ancien militant communiste, fondateur du parti social-démocrate SMER ayant basculé dans le populisme, s’était tristement illustré en novembre 2016 en qualifiant des reporters qui enquêtaient sur la gestion des fonds publics de « sales prostituées anti-slovaques »… Lui et son ministre de l’Intérieur durent démissionner quelques mois plus tard après ces manifestations. Son remplaçant actuellement au pouvoir, Peter Pelligrini, est son ancien adjoint.

70 000 euros, le prix d’une vie

Arrestation des coupables présumés du journaliste Jan Kuciak et de sa compagne.

Après 7 mois d’enquête, la police slovaque annonça l’arrestation de huit personnes suspectées d’être impliquées dans cet assassinat. Trois d’entre elles furent accusées de meurtre. On apprit que Kuciak était la cible principale et que sa fiancée eut le malheur d’être là au mauvais moment. On apprit aussi que le « contrat » négocié par une mystérieuse femme sans revenus – mais menant grand train et parlant parfaitement italien – avait été de 70 000 euros. Mais, la police ne sut ou ne put démasquer les véritables commanditaires de ce crime.

Le peuple slovaque attend et n’oublie pas. Jan et sa fiancée viennent rejoindre une trop longue liste de journalistes tués pour qu’ils se taisent. Selon Reporters sans frontières, l’assassinat de Jan Kuciak est le cinquième meurtre d’un journaliste au cours de la décennie écoulée au sein de l’UE. Ainsi, en octobre 2017, la journaliste d’investigation et blogueuse maltaise Daphné Caruana Galizia avait été tuée dans l’explosion de sa voiture à Malte alors qu’elle enquêtait sur des affaires de corruption impliquant des responsables politiques du pays. Ce que l’on pensait être le fait de régimes totalitaires ou dictatoriaux lointains touchait désormais notre espace politique communautaire, ici et maintenant.

Il n’y a pas de démocratie sans journalisme d’information libre

Lors des manifestations à Bratislava, le président de la République slovaque, Andrej Kiska, s’était joint aux manifestants ; il marchait derrière une bannière proclamant « une attaque contre des journalistes = une attaque contre nous tous ». On peut certes et avec raison critiquer les médias, il y a mille motifs pour le faire ; ils peuvent se tromper, ne sont pas neutres. Les médias audiovisuels ou écrits ont des lignes éditoriales. Il serait bien innocent de considérer que des journaux aussi différents que Le Monde, Marianne, Le Figaro, L’Obs, Le Canard Enchaîné, Valeurs actuelles, puissent commenter l’information de la même manière. C’est au contraire toute leur force d’analyser et de comprendre l’information de manière différente, et même souvent contradictoire. Cela s’appelle le pluralisme de l’information, et c’est très sain !

Que la critique contre les médias émane de l’extrême droite, on pouvait s’y attendre. Qu’elle gagne la France des ronds-points, on pouvait le craindre. La fachosphère bien installée derrière l’anonymat de ses claviers pollue et intoxique le net depuis des années dans une relative impunité. Les sites pullulent, les faux profils trollent les forums pour y instiller leur idéologie délétère et antirépublicaine. Cette entreprise de longue haleine semble porter ses mauvais fruits ; les théories complotistes font florès. A contrario, le travail sérieux d’enquête journalistique concernant, entre autres, cette même extrême droite et sa « façade présentable », ne semble guère porter de germes durables. La mise au jour régulière de ses turpitudes financières françaises et européennes, par exemple, est bien vite oubliée…

Plus inquiétante est la dérive de l’extrême gauche en la matière. Sa violence verbale à l’égard des médias a également gagné les ronds-points et les cortèges. Le champ lexical utilisé est désormais identique à celui diffusé par l’extrême droite1. Beaucoup plus inquiétante encore est l’emprise de ces discours qui ont pénétré les consciences les moins armées, les esprits faibles et manipulables. Il est sidérant de voir cette vulgate selon laquelle les journalistes seraient tous des menteurs à la solde d’obscures puissances financières se répandre et jeter l’opprobre sur toute une profession. Il est alarmant de considérer que les leaders les plus médiatisés de cette saine colère qu’est le mouvement des Gilets jaunes nient l’évidence des faits, propagent des fake news et relaient des théories complotistes.

Oui, il faudra célébrer la mémoire de Jan Kuciak, écrire l’histoire de ces jeunes journalistes courageux dont les enquêtes sérieuses, approfondies, documentées, sourcées, participent au bon fonctionnement de nos démocraties et à notre bien commun. Oui, la presse écrite et audiovisuelle doit s’interroger sur les dangers du « buzz » permanent au risque de transformer irrémédiablement la diffusion de l’information en un barnum médiatique globalisé et inconsistant. Oui, les journalistes doivent expliquer, encore expliquer ce qu’est la réalité de leur métier, son utilité, pour Jan et tous les autres.

Jean-Pierre Delpuech.

1 On trouvera ci-dessous un Best of du leader maximo des Insoumis :
– « La haine des médias est juste et saine » ;
– « La caste médiatique est pourrie jusqu’à la moelle » ;
– « La presse est la première ennemie de la liberté d’expression » ;
– « Nous n’avons pas d’autre adversaire concret que le « parti médiatique ».

Commentaires

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  1. Très bonne analyse. Mais ce qui me gène, c’est le vocable “extrême gauche” qui englobe des partis, associations et autres, qu’on ne peut mettre dans le même sac.
    Si l’auteur du texte veut parler de Mélenchon et de la France Insoumise, il faut le dire, et ne pas utiliser une expression globalisante.

    • Jean-Pierre Delpuech semble coutumier de ce genre d’amalgames et d’approximations sémantiques telles que le terme de “populisme” propre, semble-t-il à ses yeux, à déconsidérer tout politique trop radical à ses yeux de “bien pensant”.
      Les interventions de ce “chroniqueur”, outre le fait qu’elles sont souvent trop longues et parfois hors sujet, me sont insupportables.

  2. à ceux qui ne comprennent pas le sens profond de cet article, je les invite à lire l’article paru ce 16 janvier 2019 dans la République du Centre !
    Il y a 75 ans la Gestapo arrêtait Claude LERUDE et son équipe des Corps Francs “Vengeance”

    l’Histoire jugera non pas les étiquettes, mais les actes !

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