[Mag Dossier] Un an déjà… Le moral des jazzmen régionaux dans leurs chaussettes plutôt que dans leur instrument

Le jazz avait de nombreuses pousses en région Centre. Cette année de confinement les a rendues tout à fait invisibles et inaudibles, faute de lieux culturels ouverts, salles, clubs ou cafés. Tous les concerts ont été annulés. Alors où en sont les musiciens, ceux et celles qui faisaient vivre cette musique ? Quelques réponses parmi la diversité des situations de ce monde au spectre social très large.

Bertrand Hurault Cliché Patrick Nauroy

D’abord la question matérielle

Bertrand Hurault, batteur orléano-tourangeau, résume parfaitement la situation. « En fait il y a deux catégories : les gens qui bossent dans des compagnies subventionnées, pour qui l’impact est sans doute moins important, parce qu’en continuant à être payés, ils peuvent faire des créations. Et puis il y a ceux qui bossent sans structures, et ça concerne beaucoup de monde. Pour eux, c’est beaucoup plus difficile, parce que ça veut dire aucun chômage partiel, la plus part du temps. Les dates sont annulées ou repoussées, donc pas de cachets, ni sur les concerts, ni sur les répétitions. »

Et Bertrand n’est pas très optimiste sur la reprise des allocations aux intermittents prévue en août. « Ca risque d’être assez inégalitaire. En fonction de la date anniversaire des indemnités, il y a des gens qui vont se retrouver sans rien. Et d’autres pour qui tout sera reconduit parce que la date anniversaire tombait à un meilleur moment. Très injuste. »

Et Quentin Biardeau, saxophoniste, prolonge le même raisonnement : « Au 1er septembre, il va y avoir un nouveau calcul. Mais personne ne sera en capacité de boucler l’année. Beaucoup vont être renouvelés au taux minimum, et ça va poser problème, parce que tu peux toucher du simple au double. De 40 à 70e par jour non travaillé. Cette année va niveler tout le monde vers la bas, vers l’équivalent d’un smic. »

Et puis l’énergie personnelle

Bertrand pour sa part, bien qu’impacté financièrement, n’est pas parmi les plus démunis. « Pas de concert depuis un an ! Donc j’ai bossé sur des répertoires avec des groupes, je compose, je prépare des enregistrement… On est toujours dans le mouvement, mais surtout dans un travail de préparation. C’est intéressant de faire plus de choses chez soi. D’en apprendre de nouvelles, aussi, du fichage, du mixage, des envois de fichiers… »

En profiter pour approfondir son art

Florian Satche, batteur lui aussi, joue dans de nombreux groupes du Tricollectif, une association orléanaise de musiciens. Il est un peu dans la même situation que Bertrand. Matériellement, il a été très impacté. « Je touche de 600 à 700 euros de moins par mois par rapport à avant, avec les cachets… Mais bon, il y a bien plus malheureux que moi, donc je temporise. J’avais beaucoup de boulot avant la crise, des engagements avec des structures sur un an, deux ans. Donc je m’en sors. » Et lui aussi s’est tourné vers un travail un peu différent. « Je me suis construit un studio, un espace de travail bien équipé. J’ai senti que c’était le moment de le faire… Avant le confinement, je travaillais beaucoup, et je n’avais ni espace, ni temps. Je rentrais chez moi uniquement pour me poser… J’ai senti qu’il était important que je fasse cela. Ca m’a pris deux mois. Et c’est arrivé au moment où ça coinçait. Je ne peux pas dire que j’étais content, mais du coup, ça ne tombait pas si mal… Je m’y suis mis à fond, travail du son, de l’instrument, ça m’a fait beaucoup de bien. »

Eviter de tourner en rond

Quentin Biardeau, saxophoniste et claviériste lui aussi affilié au Tricollectif, a eu une histoire assez similaire. « J’ai eu une grande anxiété pendant le 1er confinement. Beaucoup se sont demandés s’ils n’allaient pas, carrément, changer de filière. L’annonce du chômage prolongé jusqu’en août a été un grand soulagement. » Et lui aussi s’est enfermé dans le studio qu’il avait déjà chez lui. « J’ai travaillé sur l’album de Pelouse (Xavier Machault : chant, textes, Valentin Ceccaldi : violoncelle, composition Quentin Biardeau : saxophone, claviers ), sur l’album Constantine du Grand Orchestre du Tricot, sur le nouveau projet de Théo Ceccaldi, Kutu. En fait 2020 a été assez plein pour moi. Mais je suis suspendu aux attentes de réouverture. Depuis début 2021, les annulations des tournées de sortie de Pelouse et de Constantine sont plus que frustrantes. Il ne faudrait pas que ça s’éternise. Tout le monde a créé beaucoup de projets, plus ou moins mis au point. Des projets in vitro, en somme. »

Comme Quentin a un besoin viscéral de bouger, il a tout fait pour ne pas se sentir trop enfermé. « J’ai eu plusieurs résidences vers Grenoble pour le projet Pelouse. On a créé tout le live, les lumières, mais pas de séance réelle… La première date est prévue en mai à Orléans. Mais c’est de la musique vivante, on a besoin de la réaction du public. On sait ce qu’est une première, il faut roder les concerts. Pour savoir sur quel pied danser. C’est le point qui me travaille. »

Quentin Biardeau

Il n’a pas hésité à voyager. « Avec Valentin Ceccaldi, on est parti au Burkina fin janvier. Avec nos instrument et de quoi enregistrer. Valentin connait du monde là-bas. On a pu retrouver la vraie vie… Il n’y a aucun covid, une vie comme avant, festival de danse et concert pour la clôture. Ca a été une grande bouffée d’oxygène. »

Avec lucidité, il analyse aussi sa situation sociale. « Je n’ai pas d’enfant. Pour moi c’est plus simple que pour d’autres. »

Personne n’échappe à la frustration

Et même pour des musiciens bien assis dans le milieu international, comme Jean-Jacques Ruhlmann, le grand saxophoniste chartrain, la situation est difficile. « J’ai eu quelques activités pendant l’été, mais très réduites. Depuis, aucun concert. » De même que les membres de son trio Palacio, Alain Grange au violoncelle et Olivier Cahours à la guitare, ils se rabattent sur leur instrument, travaillant chacun dans leur coin les standards du jazz pour rester au niveau. Mais ils n’arrivent pas à répéter ensemble, à cause des distances géographiques et sanitaires !

Le trio Palacio: Jean-Jacques Ruhlmann, Alain Grange, Oivier Cahours. Photo Patrice Delatouche

« Tous mes projets ont stoppé, se désole-t-il. Notamment un projet avec l’OSC, l’Orchestre symphonique de Chartres, autour de Black Orfeo, arrangé pour l’orchestre. Ses membres, des amateurs de belle qualité technique, sont démotivés. Ils ne travaillent pas ou peu leur instrument. Difficile lorsqu’on est seul et que rien ne pousse, aucune échéance. Et ils ne seront pas prêts à une reprise rapide. Des concerts sont prévus en juin, mais… » On sent son amertume, sa tristesse. Malgré cela, il ne cherche pas à faire du bruit. « Je ne veux pas faire semblant. Il n’est pas question pour moi de jouer devant une camera et de passer sur le net. J’attends la réouverture des salles. Avec mes complices, on essaiera de doubler les dates pour rattraper les concerts perdus.» Il ronge son frein, mais son moral est très bas. Il n’a plus beaucoup de temps devant lui, et il est furieux qu’on l’oblige à le perdre !

Entre arrêts et changements d’évolution, des cas très sombres

Et puis il y a les catastrophes. Bertrand, à Tours : « Une prof de danse. De la danse de contact, donc totalement à l’encontre des précautions sanitaires. A force de ne plus pouvoir payer les charges pour la salle et tout, elle a dû trouver un autre job. Il y a ceux, aussi, qui allaient accéder aux droits intermittents an avril/mai dernier, et qui n’ont pas eu leurs dernières heures donc n’auront aucun droit. » Florian raconte aussi que son « voisin, l’entreprise Option, qui faisait de la location de vaisselle pour l’événementiel, a déposé le bilan. C’est fini. Il a un tel déficit ! C’est son grand père qui avait monté ça, il y a … un siècle ! Terminé ! »

Quelle reprise ?

Jean-Jacques Ruhlmann

Tout en gardant une belle énergie. Ruhlmann : « On est tous au taquet, dans les starting blocks, prêts à partir. Nous, les jazzmen professionnels, on sera immédiatement au point. On a toujours travaillé comme ça. Une répète nous suffit avant un concert » Quentin, lui, pense qu’ « on aura tous besoin de bienveillance collective, le temps qu’on se reconnecte avec le public. On est impatients de montrer des choses, mais on est tous un peu ankylosés. J’appréhende ça, aussi, de se retrouver face au public et de devoir se remettre en action, s’impliquer physiquement. C’est loin, maintenant. Retrouver ça, face à un public, avoir la pression ! Comme à Ouaga… »

Alors à quand la fin du gâchis ? Reverra-t-on ces musiciens sur scène avant l’été ? Un concert bien ficelé en sirotant son verre assis dans un transat par une longue soirée de printemps, ça vous dirait ?

Bernard Cassat

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