[Mag Dossier] Fin de vie pour l’ENA ? #2

#2. L’ENA de Jean Zay. La « Belle illusion » du Front Populaire

Comme le souligne Pascal Ory, il n’est pas anodin que le seul projet de création d’un établissement scolaire d’un type nouveau par le Front Populaire concerne la formation de la haute fonction publique. Ce volontarisme s’inscrit dans la tradition de la gauche républicaine depuis 1848. La Troisième République adopte une solution libérale : l’échec du projet de statut de la Fonction publique du député gambettiste Paul Jozon en 1873 laisse place à une grande diversité de concours spécialisés, aussi bien pour le recrutement des grands corps de l’État que pour les rédacteurs.

La coexistence de la routine, du favoritisme des fils de famille et de la segmentation des grands corps

Ce système hybride des concours, tempérés par l’avancement à l’ancienneté, satisfait à la fois les fils de famille, peu concurrencés, et les bureaucrates. Chaque concours est préparé dans des facultés de droit, souvent trop routinières et peu efficaces, et à l’École libre des sciences politiques, créée en 1872 sous le choc de la défaite face à « l’instituteur prussien » et au besoin de « réforme intellectuelle et morale » d’une classe dirigeante consciente de son échec. Cette école privée vient combler une carence universitaire, à l’initiative des élites protestantes et libérales, à la confluence de l’orléanisme et du centre gauche républicain et avec le soutien des milieux financiers. Sciences Po exerce, pendant trois quarts de siècle, un monopole de fait sur l’accès aux grands corps de l’État, se donnant ouvertement dans ses brochures « le même but que l’ancienne École d’administration » grâce à un corps professoral habilement constitué d’universitaires, de représentants des grands corps et de praticiens du droit, des affaires, de la diplomatie et de l’Armée. L’École libre des Sciences politiques préfigure ainsi l’interpénétration de la haute administration et des milieux d’affaires décriée un siècle plus tard avec « l’énarchie ».

La gauche contre le monopole privé de Sciences Po et la reproduction des « héritiers » 

Dans les années trente, la gauche dénonce cette captation de la formation des grands serviteurs de l’État par une école privée, qui plus est inspirée par le conservatisme du Temps et des « deux cents familles ». L’organe socialiste Le Populaire converge avec les radicaux avancés, Pierre Cot et Jean Zay, pour souligner l’anomalie et l’archaïsme de la formation trop étroitement juridique des hauts fonctionnaires, face aux urgences de la Crise et à la menace des régimes totalitaires.

Deux juristes au service de la démocratisation de l’État : Léon Blum et Jean Zay

La priorité accordée au premier projet, déposé immédiatement après les grandes lois fondatrices de juin 1936, est liée à l’objectif constant de Léon Blum, spécialiste des questions institutionnelles et de la modernisation de l’État, de républicaniser la haute fonction publique. Comme en 1848, c’est l’idée saint-simonienne d’une école nationale d’administration modelée sur Polytechnique qui s’impose. Avec son directeur de cabinet Marcel Abraham, le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay porte cette réforme.

L’exposé des motifs du projet de loi souligne le danger pour une démocratie de recruter ses « principaux serviteurs dans une classe privilégiée restreinte dont les intérêts et les sentiments peuvent ne pas coïncider avec ceux de l’ensemble de la Nation ». Le projet s’inscrit dans le grand plan de démocratisation scolaire de Jean Zay, relevant le contraste choquant entre le faible effectif des boursiers parmi les étudiants de droit et le coût élevé des frais de scolarité à Sciences Po. L’autre argument est d’apporter une formation spéciale moderne et unifiée aux cadres de l’administration générale.

L’ENA, « École polytechnique administrative », « École de guerre » civile

Cette «  École polytechnique administrative », dont la trame est dessinée par , serait ouverte aux diplômés d’une licence, recrutés par concours. Universitaires et fonctionnaires leur apporteraient une culture générale administrative, historique et économique sur deux ans, avant que les élèves effectuent leur choix d’affectation, en fonction de leur rang de sortie et des besoins des services, après un stage d’un an et demi.

Jean Zay impose à la présidence de la commission le directeur de l’Enseignement supérieur, Jacques Cavalier, et au secrétariat l’historien Jean Maurain, chef de cabinet du président du Sénat, Jules Jeanneney. L’originalité consiste à poser le problème de l’ensemble de la formation administrative, et non des seuls grands corps de la haute administration.

Avatars du projet et contre-offensive : le Conseil d’État, le Sénat et Le Temps contre l’ENA

Une variante du projet distingue en février 1937 l’École d’administration parisienne des instituts de préparation administrative, rattachés à des universités en province pour préparer les concours de rédacteurs. Pour les carrières supérieures de l’État, afin d’éviter un « mandarinat » précoce, un Centre des hautes études administratives permettrait à une trentaine de jeunes fonctionnaires, déjà dotés d’une expérience administrative, l’accès à la haute fonction publique, gage donné à la gauche syndicale. Toutefois, un contre-projet alternatif venu du cabinet de Vincent Auriol aux Finances, calque le recrutement des grands corps sur l’agrégation.

La contre-offensive est menée conjointement par Le Temps, Sciences Po et le Conseil d’État, avec des relais au Sénat, singulièrement au sein du groupe radical-socialiste. Quant à Marc Bloch, s’il salue dans L’Étrange défaite l’ambition démocratique originelle, il aurait préféré « favoriser, par des bourses, l’accès de tous aux fonctions administratives et en confier la préparation aux universités, selon le large système de culture générale, qui fait la force du Civil Service britannique ».

Michel Debré, membre de la commission Cavalier, dresse le plus sévère réquisitoire du projet final, suite aux deux séries de concessions du ministère, validant ainsi paradoxalement le projet initial. Il critique la décentralisation des instituts qui disperserait les moyens intellectuels indispensables à l’enseignement de la science administrative, et le recul de « l’entrée des jeunes fonctionnaires dans les services important s», tout en s’inquiétant de voir l’École d’administration ravalée au rang de simple « préparation aux concours déjà existants », sans les homogénéiser.

L’esprit de l’ENA de 1945, avec les Instituts d’études politiques et le Centre des hautes études administratives, est déjà là, montrant une grande continuité intellectuelle avec le projet Jean Zay. Un projet impossible à mettre en œuvre dans le cadre d’une Troisième République contestée, et d’une gauche au pouvoir fracturée, entre l’urgence de la modernisation et l’exigence de la démocratisation.

Pierre Allorant

  • Pascal Ory, « Quand la gauche négociait avec Sciences Po : le projet d’École nationale d’administration de Jean Zay », Mélanges en l’honneur de Jean-François Sirinelli, Paris, CNRS Éditions, 2020, pp. 225-255.

  • Pascal Ory, La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front Populaire, CNRS éditions, réédition 2016, 1037 p.

  • Guy Thuillier, « Les projets d’cole d’Administration de 1936 à 1939 », La Revue administrative, mai-juin 1977, 30e année, n° 177, mai-juin 1977.

  • Jean-François Kesler, « La « première » école nationale d’administration », Revue française d’administration publique, 2003/4, n° 108, p. 543-550.

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