Deux fois “Vingt ans après”

Il y a quarante ans, à 20 heures, le visage de François Mitterrand se dessinait lentement sur nos « étranges lucarnes», déclenchant d’inoubliables émotions, joie profonde, stupeurs ou tremblements, des présentateurs de télévision, rapidement vilipendés, aux « Français moyens », surpris, tel Plantu, que la Tour Eiffel soit, malgré cela, toujours sur ses pieds d’acier, en bord de Seine. 23 ans après le retour du général de Gaulle au pouvoir, à la faveur du cancer algérien de la République, l’alternance devenait réalité, trois ans seulement après une nouvelle défaite législative désespérante pour une gauche désunie, fracassée par la crise et par l’hostilité de l’Union soviétique à la perspective de voir accéder à l’Élysée, l’Européen convaincu et atlantiste fidèle: François Mitterrand. Que reste-t-il du 10 mai 1981 après deux générations, alors que les mousquetaires du Prince de Jarnac sont pour la plupart retirés de la vie politique active ?

François Mitterrand tenant une réunion publique (Strasbourg, 1er mai 1979)

Vous avez dit « conquêtes sociales » ?

Une expression suffit à saisir le temps passé depuis l’alternance : alors que la sauvegarde des « acquis sociaux » est devenue le combat, un peu désespéré, des syndicats affaiblis, la perspective de conquérir de nouveaux droits laissera rêveurs les observateurs actuels, rejetant la mémoire de 1981 du côté de la « Belle illusion » de 19361. À l’heure où les chômeurs sont stigmatisés et désignés comme a priori fraudeurs, l’extension des congés payés, l’abaissement de l’âge de la retraite, l’affirmation des libertés au sein de l’entreprise ont effectivement prolongé les conquêtes sociales, tout en appliquant les fameuses « 110 propositions » du candidat de « la force tranquille », élément non négligeable de restauration de la confiance en la politique représentative.

Liberté, libertés chéries 2!

Bien au-delà, mais en cohérence, avec ces avancées, la perception du climat de ce mai venu 13 ans après celui des « événements » de 68 passe par le sentiment de libération : libération des ondes, loin du monopole étouffant et dirigé par le gouvernement, de feu l’ORTF, libération des territoires avec les lois de décentralisation de Gaston Defferre, libération des droits des femmes avec le remboursement de l’IVG et l’action déterminée d’Yvette Roudy, libération de la Justice avec la suppression des tribunaux d’exception et bien sûr affirmation d’une « certaine idée » de la vie avec la mise au rencart courageuse de la guillotine par Robert Badinter, contre l’opinion publique majoritaire.

« Changer la vie » par la culture

Le plus frappant, sans doute, vu de notre triste ère d’année du grand confinement, libération de toutes les initiatives culturelles avec la formidable énergie politique libérée par Jack Lang, sûr du soutien sans faille, y compris budgétaire, de François Mitterrand l’amoureux des livres. C’est là, avec l’ambition architecturale des « grands travaux », que la comparaison est la plus cruelle avec notre temps de l’indifférence envers la culture aux ministres successifs transparents, aux politiques insipides. Le livre (prix unique), la BD, le cinéma (le Canal + d’André Rousselet mécène du cinéma français), la fête de la musique, la création… Pour paraphraser le grand Charles Trenet, nous sommes passés en 40 ans de Y’a d’la joie ! à « Où sont-ils donc ? », voire à « Que reste-t-il de nos amours (des Arts) ? Le volontarisme du « changer la vie » par la culture a fait place à une forme d’indifférence aux ministres de passage, dépourvus de mesures fortes, jusqu’à la tragi-comique placardisation médiatique de Franck Riester, « premier de cordée » des confinés.

Leçon(s) d’histoire pour une gauche au pouvoir…3

Vu de Sirius ou venu de Perse, en hommage à Hubert Beuve-Méry et à Montesquieu, le bouleversement le plus frappant est à l’évidence la balkanisation du paysage politique. De la bipolarisation secrétée par les institutions, l’élection directe au suffrage universel et le scrutin majoritaire à deux tours, les années Giscard étaient passées au « Pacte à 4 », détestation oblige entre VGE et son ex-premier ministre d’un côté, « vote révolutionnaire » du PCF pour le président sortant au nom des intérêts de l’Union soviétique de l’autre. En dépit de ce double jeu électoral, mal perçu par le corps électoral, la vie politique partisane semble relativement simple. Téléporté en minitel de 1981 à 2021, l’observateur aurait du mal à comprendre que la future présidentielle risque de mettre aux prises un ancien ministre d’un gouvernement socialiste devenu le plus talentueux porteur des réformes voulues par la droite depuis la vague reagano-thatchérienne, et la fille d’un soldat perdu du pétainisme et de l’Algérie française.

Minuit dans le jardin de la gauche et de la droite

Le tableau est particulièrement sombre pour les deux forces dominantes de la Cinquième République : une droite sans projet, sans leader, à la recherche de son identité populaire perdue et de ses valeurs, prise en étau, et des gauches s’éparpillant comme des canards sans tête, multipliant ses candidatures « irréconciliables » à mesure que ses soutiens s’amenuisent. Gaullistes et socialo-écologistes pourraient méditer – mais est-il encore temps ? – la recette simple de François Mitterrand pour gagner une présidentielle : de la constance, un leader, un programme, un parti, une stratégie. Bref, tout ce qui fait cruellement défaut aujourd’hui aux orphelins du général de Gaulle et de François Mitterrand.

Pierre Allorant

1 Pascal Ory, La Belle illusion : culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Éditions du CNRS, 2016, 1037 p.

2 François Burdeau, Liberté, libertés locales chéries !, Éditions Cujas, 1983, 288 p.

3 Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926), Point Histoire, Seuil, 1977, 155 p.

Commentaires

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  1. Pierre, merci pour cette excellente analyse et c’est bien cela aujourd’hui pour cette gauche.

  2. Votre synthèse est pertinente et clairvoyante, Monsieur Allorant. De surcroît fort bien rédigée. Et maintenant, que va-t-il se passer ?

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