Il y a quatre vingts ans, Louis Ingrain victime orléanaise de la vindicte du régime de Vichy

par Pierre-Louis Emery.
Professeur (retraité) d’histoire au lycée Jean Zay
Petit fils de Louis Ingrain,
Président du Cercle Jean Zay de 2009 à 2020.

Le vendredi 11 avril 1941, Louis Ingrain, chef d’atelier à la SEITA (Manufacture des tabacs) à Orléans est « relevé de ses fonctions ». Ceci en vertu de la loi du 17 juillet 1940. Les « Pleins pouvoirs » accordés à Pétain ont été votés depuis une semaine à peine, et le coup de force anticonstitutionnel confirmé le lendemain 11 juillet par l’intense activité législative (par décrets) qui s’ensuit: contre les étrangers, les juifs, les francs maçons et les fonctionnaires qu’il faut mettre au pas.  Cette loi aboutit au licenciement de milliers de magistrats, d’enseignants…et d’agents d’entreprises publiques comme la SEITA. Il s’agissait de « Donne(r) le droit au gouvernement de révoquer tout fonctionnaire qui pourrait être un élément de désordre, un politicien invétéré ou un incapable » Elle permet de relever de leur fonction les agents qui ne collaboreraient pas « à l’œuvre de redressement national ».

Louis Ingrain dr

Pourtant, blessé au bras droit pendant la guerre 14-18, Louis Ingrain bénéficie d’un emploi protégé. Dans un premier temps le supérieur hiérarchique essaie d’accuser celui-ci d’avoir voulu mettre le feu à son bureau. Accusation invraisemblable que démonta sans peine l’accusé. Le directeur dut alors en convenir et donner la vraie raison : l’hostilité de Louis Ingrain à la politique de la « Révolution Nationale » de Pétain. Car la décision est prise sur le « seul rapport du ministre compétent et sans autre formalité ». Décision politique construite à haut niveau et sans justification.

Mais qui était donc Louis Ingrain pour mériter cette mesure inique?

Eugène Verrière, ami de la famille, plus tard employé de la bibliothèque rue Dupanloup, le dépeint très bien dans l’article publié le 11 janvier 1945, pour commémorer le décès de Louis Ingrain un an auparavant, dans la France occupée :
« Né d’une vieille famille orléanaise, Ingrain fut toute sa vie de ces croyants sincères dont la foi ardente ne se contente pas de formules et de pratiques, mais qui entendait vivre cette foi dans tous les domaines de leur existence et il nous disait que c’était elle qui l’avait conduit à la République et à la Démocratie. Epris de progrès et de justice sociale, il fut le disciple de Marc Sangnier avec qui il vécut les heures du Sillon et de la Jeune République [… ]» «[ …]démocrate vigilant[ …]il fut un militant antifasciste actif qui sut collaborer avec la plus grande loyauté avec[ …]la Gauche.[ …]il entretenait avec les éléments radicaux, socialistes et communistes des relations d’estime réciproques ». C’était la politique dite de la “Main tendue”.
Voici un portrait ancien et fidèle d’un personnage singulier pour l’époque, très en avance pour son temps. Il fallait courage et force de conviction pour s’affirmer ainsi, dans les années 30, face à une hiérarchie catholique conservatrice, qui approuva le nouveau régime. La majorité des fidèles ne le comprenait pas, le clergé pas davantage, tout comme certains militants laïques, très antireligieux. Gérard Boulanger qui a écrit une biographie de Jean Zay en 2012 évoque ces chrétiens conservateurs qu’il nomme “nationaux-catholiques” dans son livre “L’affaire Jean Zay”. Son action fut également évoquée au colloque pour le centenaire de l’école laïque en 1982. Rares sont ceux qui l’ont aidé pendant la guerre, et guère ensuite. Sa veuve, Georgette Ingrain, fut conseillère municipale « Jeune République » à la Libération en 1945.
Il était ami avec Léon Zay, rédacteur en chef de la “France du Centre”, et aussi de fidèles protestants, de radicaux… Lors de la guerre civile en Espagne il soutint les républicains, accueillit et vint en aide dès 1938, aux réfugiés et aux rescapés de la « Retirada », logea des enfants espagnols, des clandestins, pendant la guerre, dans sa maison, Cité Nouvelle du Champ Rond et à Bou…

La famille Ingrain à la veille du Front Populaire

La révocation le met à la retraite forcée. Père de six enfants il en a quatre encore « à charge ». Ayant l’esprit d’entreprise il se lance, à 56 ans dans l’exploitation forestière. Mais c’est trop dur pour lui. Son activité le met alors en relation avec les maquis de la forêt d’Orléans. Il leur fournit médicaments, cartes…Il est contacté par un envoyé de De Gaulle en novembre 1943, accompagné par l’huissier Duguet. On lui propose de prendre, à la Libération le poste de Maire d’Orléans. Déjà malade (tuberculose), alité, il refuse. Il décède le 11 janvier 1944. Il n’a pas pu connaître les joies de la Libération, ni la mort de son fils aîné, Pierre, pendant les combats dans la ville.

L’ordonnance du 22 novembre 1944 permet de le réintégrer dans ses droits, à titre posthume avec ses collègues chefs d’atelier Aubier, Leloup, Charrier et Landré. Certains des responsables de la SEITA étaient encore en poste en 1945, et ont poursuivi leur carrière. Il faut reconstruire la France, sortir de la guerre, et de ce qui fut aussi une guerre civile entre la France républicaine et ceux qui voulurent profiter de la défaite pour la détruire. L’Eglise a évolué, mais il subsiste des noyaux très conservateurs. Deux colloques organisés à l’Université d’Orléans en juin 2014 et novembre 2016 ont évoqué cette époque. Les « actes » sont parus. Le travail de mémoire doit continuer. Il ne faut pas oublier l’Histoire et tirer les leçons localement et nationalement de ces faits.

Bibliographie non exhaustive:
Gérard Boulanger: “L’affaire Jean Zay” Calmann-Lévy 2013
Allorant-Bergougnioux-Cordereix, “Jean Zay, Invention, Reconnaissance, Postérité, Presse Universitaires Tours
“Colloque Jean Zay et la politique scolaire du Front Populaire” Edition du CDAL du Loiret 1982

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