“Drive my car” pour un voyage indispensable

Le film de Ryusuke Hamaguchi nous promène dans la vie des personnages et dans le Japon d’aujourd’hui. Avec minutie et une efficacité redoutable, il nous emmène là où il veut : dans la leçon d’Oncle Vania, le personnage de Tchekhof, là où les récits, les histoires de chacun peuvent se dire et apaiser les gens avant leur mort. Du très très grand cinéma entre l’intime et l’universel.

Drive my car est d’abord un film sur l’histoire, les histoires. Celles de la réalité des gens et celles que l’on se raconte, qu’on invente. Celle de ce couple d’intellectuels quarantenaires qui réussissent tout, leurs vies privées et leurs carrières artistiques. Toute la première partie nous montre leur vie de scénariste et d’acteur. De faiseurs d’histoires dans toute leur réalité, leur vie quotidienne et affective. Jusqu’au malheur qui va laisser Kafuku, le personnage principal, seul et en plein désarroi.

Misaki la chauffeure et Kafuku le metteur en scène

La suite va fouiller cette question de l’histoire en interrogeant toutes ses composantes. Kafuku se rend à Hiroshima, haut lieu de l’Histoire japonaise, pour monter Oncle Vania dans le cadre d’un festival. Il a choisi pour cela de mélanger les langues, puisque la pièce est russe, donc étrangère, mais au message universel. Il sélectionne des acteurs et actrices parlant mandarin, coréen, japonais et philippin. Et même, coup de génie du scénario, une actrice muette parlant la langue des signes coréenne ! Cette multiplicité de moyens pour raconter une seule et même histoire oblige à une constante traduction entre les intervenants, des allers-retours entre les langues.

Un voyage géographique aussi.

Car Drive my car est aussi un road movie. L’administration du festival impose à Kafuku un chauffeur, une jeune femme en l’occurrence, pour les allers retours jusqu’à son hébergement qu’il avait souhaité loin du théâtre. Parce qu’il a l’habitude d’écouter dans sa voiture une cassette d’Oncle Vania enregistrée par se femme. Masaki le conduit donc au cours de tous ses déplacements. Ces trajets vont rythmer le film et nous montrer des paysages somptueux, sans doute vers Hiroshima, tout en sélectionnant des extraits d’Oncle Vania.

On sait les Japonais assez peu expansifs. La communication pendant les lectures-répétitions est quasi inexistante, tout comme dans la voiture. Pour faire vraiment avancer l’histoire, il va falloir des apartés. L’un d’eux est une séquence magnifique de repas chez le régisseur du festival. Il invite Kafuku au dernier moment, et celui-ci découvre que sa femme n’est autre que l’actrice muette. Masaki la chauffeure est invitée à venir manger avec eux. Et au cours du repas, Kafuku raconte sa conduite en lui faisant des éloges. Le vernis de froideur japonaise est ainsi fissuré. Ils se mettent par la suite à discuter dans la voiture et commencent (doucement) à se raconter leur vie.

Koshi, l’ancien amant, et Kefuku, l’ancien mari.  Copyright 2021 Culture Entertainment/Bitters End/Nekojarashi/Quaras/NIPPON SHUPPAN HANBAI/Bungeishunju/LESPACE VISION/C&I/The Asahi Shimbun Company

Autre incident, et pas des moindres. Koshi, l’acteur japonais que Kafuku a engagé en sachant qu’il a été l’amant de sa femme défunte, parle avec lui, dans la voiture, de cette liaison et lui raconte la fin d’une histoire qu’elle inventait au fur et à mesure de ses rapports sexuels avec son mari.

Ces moments (il y en a d’autres, comme la répétition d’une scène dans un jardin entre l’actrice muette et l’actrice chinoise) sont des trouvailles scénaristiques très fortes qui tout de suite fonctionnent à merveille dans une émotion simple mais incroyablement efficace. D’autant que Masaki la chauffeure assiste à ces récits, comprend l’enjeu et se rapproche de son « client ».

Au bout du voyage, la rédemption

Au point qu’ayant besoin de prendre du large pour 48h, il lui demande de l’emmener dans son village, au nord d’Hokkaido. Ce voyage à deux, véritable road movie cette fois-ci, va nous révéler complètement non seulement leurs histoires, mais surtout la façon dont ils l’ont vécu : tout deux se sentent assassins. Comme Oncle Vania lui même, qui rate pourtant son crime, ils pensent que la mort de sa femme pour lui, de sa mère pour elle sont de leur faute. Dans une scène totalement dostoievskienne, devant les reste de la maison ou sa mère est morte, ils se serrent dans les bras parce que leurs histoires se recoupent dans ces morts. La rédemption ne vient pas en Dieu, mais dans l’histoire racontée. Très grand moment de cinéma.

Le retour vers Oncle Vania dans la Saab rouge

Et ils repartiront tout deux dans la Saab Turbo rouge vers la fin d’Oncle Vania, « nous nous reposerons », etc., cette explication qui prône le bonheur final à raconter ses malheur passés, irracontables lorsqu’on les vit, mais dont le récit avec les mots justes apaise. Tirade dite dans le film en langue des signes.

On est tous des assassins mais il faut trouver chacun sa propre histoire pour pouvoir le supporter. Ça demande du temps (trois heures), mais quel plaisir, cette recherche menée de main de maître dans la langue cinématographique par Ryusuke Hamaguchi. Prix du scénario à Cannes 21, prix à Locarno et Berlin. Encensé par la critique presque unanime. Un chef d’œuvre monumental, à la hauteur de Murakami, de Dostoievski ou de Tolstoï.

Vive les histoires, vive le cinéma !

Bernard Cassat

Drive my car

De Ryusuke Hamaguchi

Scenario Ryusuke Hamaguchi, Takamasa Oe, d’après une nouvelle de Haruki Murakami (de moins de 40 pages!)

Avec Hidetoshi Nishijima, Toko Miura, Masaki Okada

Compositeur musique originale Eiko Ishibashi

Directeur photo Hidetoshi Shinomiya

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