Quand la « Rumeur d’Orléans » remonte des oubliettes

“Dorphé aux enfers. Orléans 1969”. Grâce au très beau texte écrit lors de sa résidence de trois mois à Orléans par Luc Tartar, et à la première lecture théâtralisée particulièrement réussie jeudi dernier au CDN, la Rumeur d’Orléans ne sera plus seulement associée au souvenir de l’ouvrage sociologique d’Edgar Morin avec sa brève « enquête coup de poing » de trois jours sur les lieux du phénomène. Désormais, la résistance à la rumeur a pris le visage de la jeune Laura Segré-Cénat, incarnation positive de la nouvelle libératrice de la ville, boutant les remugles antisémites hors de la cité johannique.

Par Pierre Allorant

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Orléans 1969, année chabrolienne

La grande habileté de Luc Tartar est de nous prendre par la main, en un “Je me souviens” qui ferait un détour du côté de La disparition et de W ou le souvenir d’enfance. Comme les textes alternés de Georges Pérec, Dorphé aux enfers revisite sur deux périodes, « l’année érotique » et la nôtre, le mythe d’Orphée et l’inverse en un élan féministe bienvenu, propulsant Eurydice en résistante au poison de la rumeur, à mi-chemin entre Jeanne d’Arc – elle aussi « vient juste d’avoir 17 ans » – et Jean Moulin. Comme chacune et chacun des acteurs, la jeune Laura joue deux rôles, incarnant à la fois Eurydice, la jeune lycéenne de 1969, et sa petite-fille Jade, adolescente de 2023, chacune en lutte contre sa mère (Claire Vidoni).

Oui, l’histoire de la rumeur, des fausses nouvelles et de la diffamation est de longue durée et suscite parfois l’éclat de rire, souvent l’effroi. Ainsi la génération du baby-boom se remémorera sans peine les élucubrations (comme dans une chanson éponyme d’Antoine en 1969, probablement en route vers le coiffeur) autour de la prétendue disparition de Paul McCartney, son sosie post-pochette d’Abbey road et autres balivernes alimentant les bavardages d’avant-surprise partie. Entre Salut les copains et les Damnés de Visconti, Luc Tartar ressuscite fort opportunément le ton d’une époque marquée par le début de l’explosion scolaire et de la révolution des mœurs, deux facteurs importants de la naissance de la rumeur en milieu lycéen, exactement un an après le choc des mentalités en mai 68, y compris sur le campus de La Source où ne s’est pas même rendu Edgar Morin.

Le Temps retrouvé de l’antisémitisme

Entre fantasmes suscités par la minijupe et déboulonnement par référendum de la statue, non du commandeur, mais du général de Gaulle le 28 avril 1969, ce « moment Poher » si particulier est remarquablement rendu, « interlude » inquiétant de vide du pouvoir, d’intérim rappelant les régences troublées, qui précède l’entrée louis-philipparde dans la présidence pompidolienne. Il ne manque que l’évocation de la ténébreuse affaire Markovic, classique et glauque affaire et manipulation érotico-politique, pour faire totalement ressortir des cabines d’essayage et des oubliettes du magasin « Dorphé » tout le parfum musqué d’une époque troublée, comme le temps perdu était sorti de la petite madeleine trempée dans la tasse de thé de Marcel Proust. Tels le côté de Combray et celui de Guermantes, les deux côtés d’Orléans, celui de Jean Zay et celui de Jeanne d’Arc, du collège au lycée de jeunes filles de la ville, se rejoignent en cette « Mam’selle Clio » pugnace, hantée par les silences et la gangrène de la mémoire des adultes, où Vichy occulté ne renvoie qu’à une pastille qui ne passe pas.

« Mam’selle Clio » revisite l’Histoire à rebours de l’oubli. Eurydice dans les bras de Dorphé

Moderne voix d’Orléans inspirée, Eurydice combat pied-à-pied l’odieuse rumeur diffamatoire et en comprend la dimension antisémite, à l’inverse de l’euphémisation assumée par Edgar Morin, simple prêtre de la sociologie expresse, « Un vivant qui passe » à côté de la ville, de son histoire, de son oubli des fantômes d’Orléans et du Loiret des années sombres. Ce passé laissé aux oubliettes, cette descente aux enfers qui ne passe pas, Eurydice l’affronte avec bravoure, en un douloureux voyage à rebours, de Pithiviers à Auschwitz, pour mieux revenir à la source du secret familial, de l’impossible oubli.

Fille courage du dévoilement des crimes de l’Occupation et de la Collaboration d’État, Eurydice se confronte vaillamment à la rumeur, au magasin des horreurs de la haine antisémite ordinaire. Elle combat les préjugés de ses proches, de ses camarades de classe, de la ville dans un premier temps sidérée par le choc de l’infâme diffamation.

Afin que le bon grain ne meure, la jeune héroïne d’Orléans guide vers la sortie des Catacombes le jeune propriétaire du magasin « Dorphé », « Monsieur Lumière » alias Henri Licht (le comédien Tristan Cottin) – trop beau garçon et trop en réussite pour être honnête, il n’y a décidément pas de fumée sans feu, dans le brouillard des années noires. Elle ose s’esclaffer devant les calembredaines des « Dix mille lieux sous la Loire », l’étoile jaune remise sur le prétendu Yellow submarine navigant dans les eaux troubles des tourbillons de Loire, pseudo « traite des blanches » oblige, attention, Tanger en vue !

Les derniers des Justes. Minuit dans le jardin du bien et du mal

Aux côtés de la lycéenne orléanaise qui rêve de Summer time à Woodstock, entre Janis (Jeanne is ?) Joplin et Joan Baez, figures manifestement johanniques, d’autres Justes résistent à la Rumeur et mieux, organisent la contre-offensive contre cette Main basse sur la ville. Le journaliste de la République du Centre Henri Blanquet (ici le pertinent Nicolas Senty), nouveau Bernard Lazare de la Contre-rumeur, soldat dreyfusard de la Vérité, mène un combat de tranchées, démontant chaque fake news par le rappel méthodique des faits, de l’absence de disparition de la moindre jeune lycéenne à la réalité antisémite de la rumeur. L’évêque progressiste Riobé réagit vite et bien avec solidarité et fraternité entre peuples du Livre ; il sait rappeler d’emblée qu’un petit quart de siècle seulement sépare ce nouveau déferlement de haine des déportations, des camps de concentration et d’extermination. Louis Guilloux fait de la maison de la culture la Maison du peuple, transforme le Sang noir en Pain noir et conduit, avec Madeleine Zay, la riposte contre le « ventre toujours fécond ». Le journal intime tenu par Eurydice à la fin du printemps 1969 est précisément reçu comme un « don du sang » par sa petite-fille Jade, tel le journal d’Anne Franck récemment revisité par le génial auteur de Valse avec Bachir, Ari Folman.

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Monsieur Lumière de la ville : les Temps modernes de la rumeur

Entre Pologne et Proche-Orient, du magasin Sheila aux Rois mages en Galilée, troublés par la récente Guerre des Six jours, les comédiens tous très convaincants nous embarquent dans le flot de la rivière boueuse de la calomnie antisémite. Et quand une trappe s’ouvre, que le sol poreux d’Orléans se dérobe, c’est au lycée Jean Zay que la fille du commissaire confie ses fantasmes à sa professeure complaisante. « Le petit bénéfice », autre nom prédestiné d’un magasin cible de la détestation populiste, est peut-être celui qu’en attendaient les concurrents des commerçants visés. « Félix » le chausseur est lui suspecté de piqure au talon, et « Alexandrine » alimente les rêves orientalistes, quand la diva Dalida chante les Anges noirs. Seule Eurydice ne manque pas d’Hair à l’instar de Julien Clerc dans la comédie musicale de mai 1969.

L’autre héroïne, citée mais non jouée dans la pièce, est la jeune professeure Eliane Klein, « lanceuse d’alerte » avec sa sœur, infatigable combattante de la mémoire, comme son amie Hélène Mouchard-Zay. Car la descente des cercles de l’enfer qu’effectue Eurydice à Auschwitz avant sa disparition a pour corollaire à notre époque « post-vérité » sur les réseaux sociaux l’évanouissement de sa petite-fille Jade au musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv-CERCIL, ce retour de la mémoire de l’indicible, cette réappropriation de son histoire la plus sombre par la ville du maire Claude Léwy et du député, conseiller général et ministre Jean Zay.

Rendue à la vie par la mémoire salvatrice, Jade « retrouve les mots », et elle reconnaissant les maux du passé, en redonnant leur place aux fantômes et aux ombres de Nuit et Brouillard.

Reste tant de chagrin et de pitié. Et la résistance à la rumeur dont la flamme et la voix ne s’éteindront pas grâce à cette œuvre. Merci à Eric Cénat, au Théâtre de l’Imprévu, à Luc Tartar et à tous les magnifiques comédiens : Claire Vidoni (les deux mères Joy et Magda), Laura Segré-Cénat (Eurydice, Jade), Nicolas Senty (le journaliste, le guide au Mémorial) et Tristan Cottin (Célian l’amoureux de Jade, Monsieur Lumière).

Et, en attendant que la pièce vive sur scène, relisons Libertés, libertés chéries ! du grand Pierre Mendès France. France, ce pays où, depuis l’affaire Calas, les citoyens ont « deux amours » : la Vérité et la Justice. Où les adolescentes, en cabine d’essayage, n’ont rien à craindre, et pleinement le droit de se rêver en nouvelle Adjani : après Dorphé aux enfers et la Journée de la jupe, Le monde est à toi.

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