The Card Counter, l’Amérique est sa prison

Paul Schrader revient avec un film radical d’une noirceur impressionnante. Son personnage Bill, joué par le magnifique Oscar Isaac, nous entraîne dans les casinos d’une Amérique aussi vide que les clichés qu’elle a créés. Et hantée par le mal absolu. Un film sans esbroufe mais profondément touchant, du cinéma sans faille qui résonne d’un savoir faire impressionnant.

Par Bernard Cassat

L’extraordinaire Oscar Isaac dans la peau de Bill Tell en plein travail. Photo Lucky Number Inc.

Issu d’une famille calviniste, Paul Schrader a d’abord tourné autour du cinéma qui le fascinait, mais que son milieu tenait à distance. Il a écrit un livre qui fait encore référence, Transcendental Style : Ozu, Bresson, Dreyer. Cette réflexion sur le cinéma lui a permis d’entrer brillamment dans les milieux cinématographiques comme scénariste d’abord, puis réalisateur. En conservant toujours en lui de grandes questions philosophiques, notamment la corruption totale de l’homme.

Et c’est toujours très présent dans son dernier film, The Card Counter, qui sort cette semaine en France. Un travail presque intégriste tant ce cinéma là est pensé, contrôlé, minutieux, précis. A travers une histoire métaphorique s’articulant autour d’un joueur de cartes, un fameux gambler comme les US les a mythifiés, c’est la chair du pays qui est exhibée, et surtout un point fondamental dans la culture américaine, le mal. Le mal absolu, le mal à l’état pur. Abou Ghraib en l’occurrence. Entraînés par un colonel tortionnaire, Willem Dafoe à l’écran, le vieil ami et complice du réalisateur, des jeunes déjà passablement corrompus ont fait tilt, autre manière de dire dans les milieux du jeu qu’on pète un plomb. Deux, notamment. Et il se trouve que l’un d’eux, revenu de cet enfer, se suicidera, et l’autre, puisque reconnu sur une photo dans la presse, sera condamné à plus de huit ans de prison.

Solitaire et névrosé

C’est ce dernier, devenu William Tell à sa sortie de prison, que l’on va suivre, sous les traits de l’extraordinaire Oscar Isaac. En prison, il a appris à manier, à compter les cartes. Et il devient ainsi un gambler. Totalement solitaire. La discipline qu’il s’impose, ne jamais se laisser griser par les gains, le fait remarquer dans le milieu. Sa vie n’est plus en prison mais au fond y ressemble. Motels et casinos, ces lieux américains par excellence, ces non-lieux. Dans les motels, il devient Christo : il emballe les meubles dans des draps blancs, sa névrose l’empêchant de supporter toute décoration. Dilution de la personnalité émotionnelle dans ces décors totalement impersonnels et factices. Tout le film se déroule là, dans des non-lieux, voiture, bars de casinos, motels banals. Comme si l’Amérique n’offrait que cela, des clichés éculés érigés pour jouer à gagner de l’argent et être le plus fort.

Dans un casino, Bill Tell se trouve pris dans un congrès dédié à la sécurité. Son ex-colonel reconverti en patron d’une agence de sécurité y donne une conférence. Il y rencontre un jeune qui veut le rencontrer. On va apprendre que c’est le fils de l’ami avec qui il était à Abou Ghraib. Son père, tombé dans la violence, l’alcool puis le suicide, ne lui a rien raconté, mais il s’est renseigné. Il veut capturer le colonel, le torturer, le tuer. Œil pour œil, dent pour dent. Willem Tell le prend sous son aile, entamant une relation sur le mode père/fils. Une femme, La Linda, va entrer dans cette relation. Qui finira mal, on le sait depuis longtemps, puisque le mal est toujours le vainqueur.

Bill Tell avec son protégé Cirk (Tye Sheridan). Photo Lucky Number Inc.

Cinéma radical, pas seulement dans l’histoire mais aussi dans les images. Comme cette rencontre entre Bill et Cirk au bord d’une piscine. Lieu absolument sinistre, personne ne voudrait aller se baigner dans un endroit pareil, sous un ciel aussi blanchâtre que désespérant. Et peu d’images sauvent cette impression de prison intérieure comme extérieure. Même le jardin d’Eden dans lequel La Linda emmène Bill n’est qu’un monde factice de leds scintillantes, paillettes qui ne couvrent que du vide.

Beaucoup de films américains, westerns en tête, font de la violence, du mal, leur fond de commerce, leur Est d’Eden. Qu’ici ce fond soit la réalité de l’armée américaine en Irak donne une force extraordinaire à ce cinéma puissant. Schrader n’est pas tendre avec son pays. La noirceur du récit fait pendant à la rigueur du cinéaste qui atteint des sommets absolument hors normes, autant hollywoodiennes qu’indépendantes. Un franc tireur aussi seul que son personnage, navigant dans un monde qui s’enfonce à la fois dans la banalité et dans ses horreurs. Et qui le dit haut et fort, magnifiquement.

 

The Card Counter

Scénario, réalisation : Paul Schrader

Interprétation : Oscar Isaac, Tye Sheridan, Tiffany Haddish, Willem Dafoe

Musique : Robert Levon Been, Giancarlo Vulcano

Directeur photo : Alexander Dynan

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