Jean-Noël Jeanneney: Les ondes positives de temps concordants

À l’heure où disparaît Gorbatchev, incarnation des espoirs de détente et de liberté de la fin des années 1980, Jean-Noël Jeanneney nous replonge, à la faveur de la publication de la suite de ses Mémoires, au cœur des coulisses du pouvoir mitterrandien, du « tournant de la rigueur » à la chute de l’Union Soviétique, depuis son poste d’observation privilégiée de la « Maison ronde », puis de la présidence de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française. Un passionnant voyage de l’autre côté du miroir des sommets de l’État, entre manœuvres de cour et volonté de « changer la vie ».

Par Pierre Allorant

Quand l’historien a rendez-vous avec l’Histoire

Le 2e tome des mémoires de Jean-Noël Jeanneney était d’autant plus attendu qu’il nous avait laissés, il y a deux ans, au seuil de « l’exercice du pouvoir », avant que le « rocher de Süsten » ne roule vers un destin de responsabilités nationales. À un mois de ces Rendez-vous de l’Histoire dont le Président du conseil scientifique va bientôt fêter les 25 ans de cette magnifique réussite à Blois en célébrant « la Mer » comme le grand Charles Trénet, c’est l’heure de déguster enthousiasmes et portraits au scalpel d’une plume toujours élégante.

Comme il le confie à son voisin de la rue de Bièvre, François Mitterrand, en avril 1988, l’héritier de la dynastie ministérielle des Jeanneney – à la suite de son grand-père Jules, Président du Sénat et homme de confiance de Clemenceau puis du général de Gaulle à la fin des deux guerres mondiales, puis de son père, Jean-Marcel, ministre des Affaires sociales du général en 1969 – Jean-Noël a beaucoup aimé diriger la « Maison ronde » de Radio France. Familier des intrigues de cour par son métier d’historien du politique et des médias, Jean-Noël Jeanneney a été servi sur ce plan, entre le « long remords » de l’indépendance des médias, pourtant établie par la gauche par la loi de 1982, et, en 1986 le revanchisme caricatural de certains « petits marquis » de droite, nouveaux émigrés.

Servir en toute indépendance ceux « qui ont quelque chose entre les oreilles »

Mettant à profit les leçons de bonne gouvernance de son père : s’entourer d’un cabinet restreint, d’un petit nombre de personnes de confiance, afin d’avoir prise directe sur les directeurs de services, le président dont le visage juvénile va surprendre Juliette Gréco – « C’est un enfant ! » s’exclame-t-elle –, réussit à installer la confiance et le respect mutuel, au prix de quelques crises et d’une grève initiale stoppée par l’interruption de la diffusion d’une émission pirate. Loin de l’enfer syndical que beaucoup lui avaient promis, le président Jeanneney découvre talents et dévouements pour le service public de l’audiovisuel et instaure des relations positives avec des figures du syndicalisme issus de la Résistance. S’appuyant sur des talents reconnus, tel Jean Garretto et sa vigilante « oreille en coin », tout en combattant les baronnies boursouflées de Pierre Bouteiller ou de Claude Villers, il réussit à transformer en une réalité les slogans publicitaires de ses prédécesseurs (« Écoutez la différence » et « Plus haut la radio ! »), osant même le clin d’œil décoiffant : « France Inter, pour ceux qui ont quelque chose entre les oreilles », bien avant et à rebours du « temps de cerveau disponible pour Coca cola » de TF1 privatisée et dédiée à la vulgarité laide de Patrick Le Lay.

Toutefois, les chausse-trappes ne viennent pas uniquement de concurrents privés, de collaborateurs amers ou d’adversaires politiques. Au lendemain de la libération des ondes par la loi, il s’avère bien difficile de faire comprendre aux thuriféraires du Président Mitterrand, de Georges Fillioud à Jack Lang, qu’il n’est pas l’heure de « couper les têtes » en récompensant les militants d’hier pour mieux faire des ondes publiques une nouvelle ORTF, cette fois socialiste. Par bonheur, cette volonté farouche d’indépendance trouve un appui précieux et sans faille du côté de la présidente de la haute autorité créée, le CSA de l’amie Michèle Cotta, et chez François Mitterrand lui-même, en dépit des « poussées de fièvre hexagonales » de son entourage, tenté de déstabiliser voire de débarquer cet universitaire sourd aux injonctions de docilité partisane. Là encore, les portraits brossés, grâce aux notes prises sur le vif, ne manquent pas de sel, en particulier celui de l’héritier de la famille de Broglie, tenaillé entre honte du cousin giscardien disparu dans le marigot des affaires et morgue dynastique.

Les mandarins des Annales à la lanterne

Disciple de René Rémond, praticien à la présidence de l’université de Nanterre de « la règle et le consentement », Jean-Noël Jeanneney est l’un des « mousquetaires » (avec ses amis Michel Winock, Jean-Pierre Azéma et Serge Berstein) à Sciences Po du renouveau de l’histoire politique, trop vite condamnée par les sectateurs de la « longue durée » de l’école des Annales. Il brosse une galerie de portraits sans concession de monstres sacrés de ce courant historiographique alors « sûr de lui et dominateur », régnant en maître au sein de l’université française. Le tsar Fernand Braudel est croqué en pleine volonté d’omnipotence, inversement proportionnelle à sa capacité d’écoute, à toute autodérision ou sens de l’humour, du haut de l’ukase prononcé contre la biographie, y compris de Philippe II, acteur majeur de son sujet de thèse. Le portrait des « papes » de l’histoire médiévale, Georges Duby et Jacques Le Goff, est plus contrasté : Jeanneney sait saluer leur talent littéraire, non exclusif de petitesses de comportement ni d’opportunisme de situation et d’ambition. Au-delà, c’est bien l’excommunication prononcée stupidement contre l’événement en histoire et le mépris envers l’histoire politique qui est ici justement pointée comme erreur majeure.

L’arrogance des courtisans roses

Ayant eu le privilège de connaître directement dans sa jeunesse, par les activités ministérielles de son père, les barons du gaullisme triomphant, Jean-Noël Jeanneney est bien placé pour considérer avec une distance souvent amusée, parfois agacée, les travers des nouveaux petits marquis du socialisme, dont la suffisance est acérée par leur long hivernage dans l’opposition. Parmi les anecdotes savoureuses, sans en dévoiler aux futurs lecteurs la substantifique moelle, la famille Clément, Jérôme et Catherine, est démasquée dans une saynète qui relève davantage de la Commedia que d’Arte… Hervé Bourges, en dépit de souvenirs à échanger sur Ben Bella – le père de Jean-Noël Jeanneney a été le premier ambassadeur de France en Algérie – n’apparaît généreux que dans le partage des plaisirs et volutes de cigare en avion, autre époque…Quant à Laurent Fabius, nulle connivence de normalien à attendre, mais plutôt un accueil glacial et une proposition baroque de confier la matinale de France Inter à l’humoriste Pierre Douglas. Jack Lang est brossé avec talent et mesure, sous l’angle de son égotisme si fécond, jaloux de monopoliser les feux de la rampe, et davantage encore l’affection de François Mitterrand. Son inquiétude créatrice, sa capacité à tirer parti du talent de ses équipes font relativiser les traits bien connus des caricaturistes du courtisan vibrionnant. À l’inverse, l’enracinement territorial et historique de Pierre Mauroy, l’intelligence et la culture de Gaston Defferre, masquées derrière ses piètres qualités oratoires, la générosité de Michel Rocard, la complicité intellectuelle avec Régis Debray, l’amitié fidèle d’Erik Orsenna témoignent des « amitiés sélectives » de bon aloi d’un jeune universitaire venu du gaullisme de gauche.

Les combats perdus des derniers barons du pompidolisme moribond

La dent et la plume sont plus affûtées à l’égard du sectaire Alain Peyrefitte, vite oublieux de son rôle de ministre du journal télévisé pompidolien. La sympathie éprouvée pour Olivier Guichard, qui faillit entrer à Matignon sous Pompidou, trouve ses limites quand le baron de La Baule soutient l’hégémonie illégale de la radio familiale privée Alouette sur la Vendée et le Pays nantais du vicomte de Villiers. Plus globalement, la « bande à Léo » est frontalement hostile à l’indépendance d’action du président de Radio France – singulièrement le député-maire d’Orléans Jacques Douffiagues – et encore davantage du Président du Bicentenaire. Dans le sillage de l’archevêque de Paris Lustiger, qui voit dans la philosophie des Lumières le ventre fécond du stalinisme, une partie de la droite tourne le dos au gaullisme pour dénoncer le « génocide » révolutionnaire, là où De Gaulle embrassait tout l’héritage de la France, de Jeanne d’Arc à Clemenceau en passant par Valmy.

Pour la bonne bouche, on ne déflorera pas le portrait du « ministre d’État » (il y tenait) Édouard Balladur, rancunier et prétentieux, sectaire et déloyal, le prince de l’animosité mesquine bref, un très grand serviteur de lui-même. En comparaison, les saillies gauloises de Chirac en apparaitraient presque sympathiques, si en arrière-plan, les yeux revolver de Bernadette n’assassinaient l’impétrant, voué aux gémonies de n’avoir pas utilisé les talents de leur ami Jarre, en l’occurrence moins jarre que pot au lait de Perrette : adieu, veau, vache…défilé du Bicentenaire !

Nous l’avons tant aimée, la Révolution : l’année sans pareille, 1989

Par bonheur, la vie, même celle d’un haut responsable public, n’est pas faite que de rencontres publiques ni de stress de la prise de décision. Le bonheur privé existe, et Jeanneney l’a rencontré en la personne de la fille de l’ancien ministre Pierre Cot, Annie-Lou, professeur d’histoire de la pensée économique, avec laquelle il a la joie sans pareille d’avoir deux fils. Sans pareil également s’avère la difficulté du redressement d’une opération fort mal embarquée, la commémoration du Bicentenaire, du fait du décès successif de ses prédécesseurs, Michel Baroin et Edgar Faure. Le « 3e homme » du Bicentenaire, auquel certains imbéciles promettent le même sort, met tout en œuvre pour sauver le soldat commémoration, s’appuyant sur l’enthousiasme communicatif des acteurs provinciaux pour surmonter les sarcasmes du microcosme, y compris dans les cénacles très « happy few » du Siècle. Si François Furet, du haut de son bastion médiatique du Nouvel Obs, boude toute confrontation avec les autres universitaires, son envers idéologique et social, Michel Vovelle, joue le jeu et peut compter sur les relais des professeurs du secondaire et sur une diffusion internationale marquante.

Tous les matins du Monde ?

Avec pour point d’orgue les luxuriantes et cosmopolites variations de Goude, Jean-Noël Jeanneney réussit le pari de triompher une deuxième fois des fâcheux, cheminant de la Maison ronde à l’Arche de la Défense. D’où un effet de mode qui, pour un temps, l’annonce partout, de la direction du Monde, que Beuve-Méry surveille encore depuis Sirius, prolongeant son métier d’Alceste, à celle d’une chaîne de télévision, du Matin de Paris à tel ministère. Effectivement, le sphinx de l’Élysée a suivi et apprécié en connaisseur le parcours sans faute, et, à la lumière nouvelle de la cohabitation, reconsidéré l’intransigeante indépendance de l’universitaire qui a pris le goût de la politique active.

S’ouvre alors le temps des responsabilités ministérielles, mais c’est une autre histoire : on attend déjà le tome 3 avec impatience.

 

Jean-Noël Jeanneney,
Le rocher de Süsten. Mémoires II, 1982-1991. De Radio France au Bicentenaire de la Révolution,
Seuil, 2 septembre 2022, 421 p. 25 euros.

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