“Anselm, le bruit du temps” : deux amis allemands, artistes de haut niveau

Le nazisme a laissé un trou béant dans l’histoire de l’Allemagne. Deux artistes, nés en 45, ont réagi différemment. Wim Wenders en cherchant ailleurs, Anselm Kiefer en affrontant ce passé que personne ne voulait assumer. Ils se retrouvent dans un film, regard de l’un sur l’autre. L’amplitude de leur travail est à la mesure de la blessure originelle.

Par Bernard Cassat.

Les deux amis au milieu des livres d’Anselm. Photo Ruben Wallach


Wim Wenders a toujours beaucoup regardé les artistes contemporains, qu’ils soient musiciens, danseur-euses ou plasticiens. Il sort un travail sur Anselm Kiefer, grand artiste allemand souvent décrié dans son pays pour sa confrontation avec la terrible histoire de l’Allemagne du XXe siècle. Anselm et Wim ont de nombreux points communs, à commencer par l’âge. Le film est à certains moments un travail collectif, Anselm étant parfois mis en scène, mais le fond reste purement documentaire. Sa relation avec le public et les explications de son travail, très intellectuelles, se confondent avec sa réflexion sur l’art, sur son devoir « historique », sur les moyens pour y parvenir. (Un autre cinéaste allemand, né en 45 lui aussi, a retourné avec ses propres moyens le couteau dans la plaie, R. W. Fassbinder.) Provocation très souvent, qui ne sont pas exclues d’ambiguïté. Kiefer est complexe et Wenders tente d’en saisir plusieurs faces.

Anselm dans son immense atelier-usine. Photo Road Movies


Il a construit son film à partir de séquences retrouvées qui ont été tournées dans plusieurs ateliers de Kiefer, ou qu’il a lui-même tournées puisqu’il travaille à ce projet depuis longtemps. Mais la séquence d’ouverture, totalement hallucinée, est actuelle. Anselm Kiefer a un grand domaine près de Barjac dans le Gard. Il a toujours produit des œuvres de grandes dimensions, mais les 40 hectares lui permettent encore plus. Des tours, des clochers un peu bancals, faits d’énormes blocs de béton entassés, dessinent un paysage fantomatique. Leur grande hauteur et leur nombre font entrer dans un monde qui n’est pas la réalité, mais qui en a les fonctions : on peut se promener dedans, on ne le perçoit pas d’un coup d’œil tant il est grand. Et on ne comprend pas immédiatement sa fonction : clochers, minarets, ruines, restes d’un monde antique ou ancien…

Toute sa vie, Kiefer a cherché cela, plonger le spectateur dans l’inconfort pour lui mettre l’esprit dans les errements des acteurs de l’Histoire, dans leur cruauté non assumée et les destructions causées. Surtout celles de l’Allemagne nazie. Et ses souvenirs d’enfant dans les ruines de l’Europe sont là dans son œuvre. Wenders a retrouvé des séquences filmées de ces années-là, pour replacer l’enfance de son ami dans le contexte. Une partie du travail qui l’a fait connaître (par le scandale), c’est une série de peintures à partir de photos où il fait le salut nazi, souvent vêtu de l’uniforme de son père, officier de la Wehrmacht. Interdit par la loi depuis 47, ce geste est évidemment une énorme provocation. Et toute son évolution va tourner autour de la guerre et de son enfance dans l’Europe détruite.

Les ailes d’Anselm, écho de celles de Wim. Photo Road Movies


Le film reprend par touches les différentes séries. Avec un emploi plus particulier des livres, qu’il crée en grand, en papier, en plomb. Ou en vrai, avec même des passages lus de Paul Celan, poète juif roumain germanophone, dont l’œuvre a marqué profondément Anselm. Et puis il y a les robes blanches empesées qui tiennent toutes seules, fantômes qui murmurent, avec parfois des représentations étranges en guise de têtes, de visages, plantés dans des serres en verre où elles se figent dans une angoissante immobilité.

Wenders ajoute une partie totalement fictive. Un jeune garçon fait le lien entre Anselm jeune et vieux. Les séquences reviennent pour construire une sorte d’histoire, l’enfant rejoignant le vieil Anselm pour lui lire Celan. On aurait pu s’en passer. La partie purement documentaire et les quelques séquences d’Anselm mis en scène, en funambule bien sûr, comme les aime Wim Wenders, suffisaient à ouvrir le présent. Mais le documentaire sur l’œuvre, avec l’œil empathique de Wim, nous fait véritablement entendre « le bruit du temps », celui qui avait vainement tenté d’oublier sa propre histoire, celui d’Anselm qui a forcé la mémoire à travailler.

 

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Commentaires

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  1. Un film somptueux ! Et il ne faut pas manquer de visiter le site artistique de 40 ha à BARJAC (Gard), que l’on découvre dans ce film. Je m’y rends d’ailleurs bientôt…

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