Argentine, 1976 : ils ont tué le pianiste Francisco Tenório

Fernando Trueba et Javier Mariscal ont construit They Shot the Piano Player à partir d’interviews, ne gardant que le son. Avec ce film d’animation, ils tissent un roman graphique érudit sur l’histoire des dictatures, explorant la musique tropicaliste liée à la bossa nova. A travers une enquête sur une disparition, ils font revivre le pianiste Francisco Tenório, victime des militaires argentins.

Le personnage du journaliste dans son hôtel face à la plage de Copacabana. Image Les films d’ici

 

Par Bernard Cassat


Pour lancer le film, les magnifiques dessins de Javier Mariscal nous font descendre dans le New York du début des années 2000, dans une librairie de Manhattan plus précisément. Un écrivain journaliste de musique y présente son livre. Il raconte comment, au départ, son idée était de travailler sur l’histoire de la musique sud-américaine des années 60, cette période intense qui a vu la samba prendre de l’ampleur et se métisser avec le jazz pour créer la bossa nova. L’image suit son voyage à Rio et ses interviews des musiciens de cette période. Tous les grands noms sont là, de João Gilberto à Chico Buarque et Milton Nascimento. On les entend, mais les réalisateurs ont choisi de les montrer en dessins. De là naît la grande originalité du film, où l’image devient l’illustration du son.

Une enquête poussée

Ils font revivre les lieux de Rio où se retrouvait cette pépinière musicale, une petite rue bordée de trois ou quatre bistrots, notamment le Garaffa (Les bouteilles), nommé ainsi par les jets de bouteilles sur le public très bruyant. C’est là que plusieurs fois, après ses concerts dans une salle chic de Rio, Ella Fitzgerald a couru pour venir improviser avec les Brésiliens dans des bœufs joyeux et sans fin. Les réalisateurs ont même retrouvé un extrait sonore de cette expérience.

Une session en studio. Image les Films d’ici.


Et puis de retour à New York pour travailler sur son livre, le journaliste tombe par hasard sur un solo de piano au milieu d’un morceau. Il est totalement fasciné par ce jeu, regarde le nom du pianiste et s’aperçoit qu’il ne le connait pas : Francisco Tenório Jr. En plus de sa présence dans de nombreuses formations des années 60, le journaliste retrouve un disque de 1964 qu’il a enregistré en leader avec son trio, Embalo. Il décide alors de retourner à Rio et d’enquêter sur Francisco Tenório. Tous les musiciens l’ont connu, et tous racontent sa mort en 1976 en Argentine. Au cours d’une tournée avec Vinícius de Moraes, il est sorti un soir et on ne l’a plus jamais revu. C’était au début des émeutes argentines qui ont débouché sur le coup d’Etat et l’installation de la dictature militaire.

Francisco Tenório et Vinícius de Moraes. Image les Films d’ici.


Ces décennies 60-70 en Amérique du Sud ont vu de nombreux coups d’Etat (64 au Brésil, 68 au Pérou, 73 au Chili, 76 en Uruguay et en Argentine), tous plus sanglants les uns que les autres. Le film replace donc la musique dans ce contexte raconté par les interviewés. Mais le journaliste retrouve aussi une interview d’un garde argentin filmée par la télé argentine, où il raconte avec certitude la mort de Francisco Tenório. Cette longue enquête a de nombreux épisodes, notamment le rôle important d’une voyante. Mais aussi beaucoup de musique. Originale, bien sûr. Dans des bars, des studios, avec des formations réduites ou plus importantes. Et tous les collègues de Francisco Tenório racontent son aisance pianistique, sa force de création, la qualité de jeu de ce partenaire sympathique et agréable. Vinícius de Moraes, avec qui il tournait, ne s’est jamais vraiment remis de sa disparition. Quant à ses femmes (son épouse et sa dernière maîtresse) et ses enfants, ils souffrent encore de l’absence de son corps. Car comme beaucoup de « disparus » de ces événements terribles, le corps de Francisco Tenório n’a jamais été retrouvé.

Un concert du trio de Francisco dans un bistrot. Image les Films d’ici.


Ce voyage visuel sur une musique passionnante est une très grande réussite. La bande son est encore renforcée par le dessin « à l’économie », comme disent les réalisateurs. Ils sont moins fluides que d’autres animations plus développées, mais correspondent bien au roman graphique, ce qu’est ce film. De plus, un gros travail sur les couleurs amène différentes ambiances, inquiétantes lors des exactions des militaires, mais souvent vives, claires et joyeuses pour les moments de musique, comme cet enregistrement en studio avec quatre soufflants et le piano, chaque instrument apparaissant à tour de solo dans un rond de lumière jaune ou orange, pour une pièce de musique complètement décoiffante. Qui, comme le film entier, fait beaucoup de bien.

 


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