La désastreuse histoire du « numerus clausus »

En 1968, la France a vécu les fameux évènements de mai : comment cette crise contestataire, initiée par la jeunesse estudiantine parisienne, a-t-elle pu entraîner une profonde transformation des études médicales et être indirectement la cause de la mise en place du « numerus clausus », dont les effets délétères se ressentent un demi-siècle plus tard ?



Par Jean-Paul Briand


En 2024, 87 % de la population vit dans un désert médical, c’est-à-dire dans une zone où chaque habitant ne peut pas obtenir plus de 2,5 consultations par an. Près de 7 millions de Français n’ont pas de généraliste. Le nombre de personnes qui n’ont pas de médecin traitant, alors qu’elles souffrent d’une affection de longue durée (ALD), est passé de 510 000 fin 2018 à 714 000 fin 2022. Pire, en 2021, parmi ces personnes, 20 % n’ont pu voir un médecin en ville et les deux tiers des généralistes déclarent être amenés à refuser de nouveaux patients. Depuis 2010 on observe une baisse de 10,4 % du nombre de généralistes dont 27% ont plus de 60 ans. En région Centre-Val de Loire c’est 35%.

Dans ses travaux sur le monde médical et dans son livre de 2015 : « La hantise du nombre. Une histoire des numerus clausus de médecine » (Edition Belles Lettres, 416p), le sociologue et chercheur Marc-Olivier Déplaude décrit les profondes transformations qu’a connues le système de santé depuis les années 1960 et comment nous en sommes aujourd’hui arrivés là.

Des facultés de médecine dominées par les mandarins des hôpitaux universitaires parisiens

Avant 1968, les études médicales comprenaient un enseignement pratique le matin, à l’hôpital, et un enseignement magistral dispensé dans les facultés. Le passage d’une année à l’autre était simplement conditionné par la réussite aux examens. Les étudiants pouvaient passer le concours de l’externat à partir de leur troisième année de médecine. Ces externes, rémunérés, dotés d’un statut spécifique, bénéficiaient de conditions de formation privilégiées pendant toute la durée de leurs études. Malheureusement à peine la moitié des étudiants réussissaient ce concours permettant une formation d’excellent niveau. Seuls les externes pouvaient se présenter aux concours d’internat des villes de faculté ouvrant la voie aux carrières hospitalières. Les difficultés des études, leur longueur et leur coût limitaient le nombre de candidats. Avant 1968, environ 2 200 nouveaux docteurs sortaient par an des facultés de médecine, largement dominées par les mandarins des hôpitaux universitaires parisiens.

Le SAEM : un mouvement « contre-révolutionnaire »

Les évènements de mai allaient tout changer. Sous la pression des revendications estudiantines, le concours d’externat est supprimé et le pouvoir médical fortement ébranlé. Le nombre d’étudiants en première année de médecine explose. À la rentrée de septembre 1968, 60 000 étudiants vont s’inscrire en médecine.

Début juin 1968, un petit groupe de médecins hospitalo-universitaires parisiens profondément choqués par la crise de mai, n’acceptant pas la remise en cause de la sélection et des hiérarchies médicales, entreprend de relancer le Syndicat autonome des enseignants de médecine (SAEM) devenu une coquille vide. Le nouveau SAEM se revendique alors comme un authentique mouvement « contre-révolutionnaire ». Il est rapidement soutenu par l’Ordre des médecins, la Fédération des médecins de France (FMF), la Fédération hospitalière de France (FHF) et le Syndicat national des médecins, chirurgiens et biologistes des hôpitaux publics au prétexte « de préserver le prestige de la profession médicale » et afin de garantir une formation de qualité aux futurs médecins.

L’alliance des élites hospitalo-universitaires parisiennes avec les élites politico-administratives

Quelques rencontres dans des restaurants parisiens permettent aux responsables du SAEM de convaincre des dirigeants politiques et administratifs, dont ceux du budget. Dans une des notes de 1969 de la Direction du budget, il est écrit que « la limitation de l’accroissement démographique du corps médical, par le moyen d’un numerus clausus à l’entrée des facultés de médecine, constitue une mesure particulièrement intéressante. »

En septembre 1969, cette alliance des élites hospitalo-universitaires parisiennes avec les élites politico-administratives obtient du gouvernement l’arrêté Guichard-Boulin du 26 septembre 1969. Il instaure un système d’examen avec notes éliminatoires en fin de première année en remplacement de l’externat. Les braises de mai 68 n’étant pas éteintes, démarre alors une large mobilisation de protestation des étudiants en médecine. De peur d’un nouvel embrasement, le gouvernement retire son texte. Ce n’est que partie remise…

À partir de 1976, le numerus clausus s’exerce à plein

En 1971, en catimini, durant les vacances, la loi n° 71-557 du 12/07/1971 établit, sans le dire expressément, un « numerus clausus » en fin de première année de médecine. Cette loi met en place une simple « limitation » des étudiants « susceptibles d’être accueillis » en deuxième année de médecine en fonction du nombre de postes définis comme formateurs dans les hôpitaux.

Au début de l’application de cette loi, les universités accueillent un très grand nombre d’étudiants en deuxième année de médecine par crainte de désordres mais surtout les CHU sont en concurrence entre eux : les postes d’agrégés hospitalo-universitaires et les crédits, s’obtiennent d’après le nombre des étudiants en médecine. Ainsi, lors de l’année universitaire 74-75, le nombre de places en 2ᵉ année fixé en théorie à 8 607 montera en réalité à 11 000. Le gouvernement y met le holà : à partir de 1976, les pouvoirs publics exigent des quotas de plus en plus sévères et une nouvelle loi prévoit que le nombre de places au concours sera fixé par l’État. Le numerus clausus alors s’exerce à plein !

Courbe du nombre d’étudiants admis en 2ème année de médecine de 1972 à 2018

Le « numerus clausus » n’est pas suffisant pour combler les déficits

Pour les décideurs en santé de l’époque, c’est l’offre de soins et non la demande qui provoque l’inflation des dépenses et qui creuse le trou de la Sécu. Pour équilibrer les comptes, les dirigeants de l’assurance maladie estiment que le « numerus clausus » doit être resserré. Entre 1980 et 1993, il descend de 7 912 en 1979 à 3 500 en 1993. Outre le vieillissement de la population, l’adaptation des compétences aux progrès médicaux, la féminisation du monde de la santé, les modifications sociétales, jamais ces « grands gestionnaires » n’ont pensé que les médecins issus des années 60 et 70 allaient partir à la retraite après 35 ou 40 ans d’activité ! Pour eux le « numerus clausus » n’est pas suffisant pour combler les déficits sociaux. Aussi vont-ils chercher d’autres solutions : avec l’appui des syndicats de médecins, c’est l’invention, en 1980, du secteur à honoraires libres, dit secteur II, qui permet aux médecins de s’augmenter sans gruger le budget de la Sécurité sociale. En 1988, c’est la création du MICA (Mécanisme d’incitation à la cessation d’activité) qui a pour objectif de réduire l’offre de soins ambulatoires afin de maîtriser les dépenses. Ce MICA (loi n°88-16 du 05 janvier 1988) était un régime de préretraite destiné aux médecins libéraux conventionnés. Il permettait de toucher sa retraite à partir de 56 ans accompagnée d’une prime pouvant aller jusqu’à 39 000 euros. On estime que 15 000 à 18 000 médecins ont bénéficié de ce dispositif jusqu’en 2003, date à laquelle il a été supprimé.

Le « numerus clausus » remplacé par un « numerus apertus »

Enfin la raison l’emporte. En début des années 2000 il est apparu évident que l’on allait vers une catastrophe démographique médicale. Le « numerus clausus » est alors augmenté de 6 200 en 2005 à 9 300 en 2019 puis supprimé par la loi du 24 juillet 2019 pour la rentrée 2020. Cette loi de juillet 2019 met fin au « numerus clausus » en le remplaçant par un « numerus apertus » (nombre ouvert) qui détermine annuellement le nombre d’étudiants admis en deuxième année selon les demandes des universités et sur avis des agences régionales de santé (ARS). Ce « numerus apertus » ne signifie pas qu’il n’y a plus de sélection, ni que le niveau baisse, simplement que selon les capacités d’accueil des facultés et les besoins en santé des territoires, plus d’étudiants devraient avoir accès à cette deuxième année des études médicales…

En attendant, la pénurie médicale sévit et la France ne retrouvera son niveau actuel de médecins qu’après 2034…

« Il nous faut plus d’enseignants, de maîtres de conférences, de chefs de cliniques et tout cela ne se fait pas en deux minutes » avertit le Professeur Benoit Veber, président de la Conférence des doyens de médecine (6 avril 2024).

Effectifs de médecins observés et projetés entre 2012 et 2050

Plus d’infos autrement sur Magcentre : Un « réarmement » de la santé qui fait pschitt

Commentaires

Toutes les réactions sous forme de commentaires sont soumises à validation de la rédaction de Magcentre avant leur publication sur le site. Conformément à l'article 10 du décret du 29 octobre 2009, les internautes peuvent signaler tout contenu illicite à l'adresse redaction@magcentre.fr qui s'engage à mettre en oeuvre les moyens nécessaires à la suppression des dits contenus.

  1. l’administration a un concept fameux qui s’appelle la GPEEC pour Gestion Prévisionnelle des Emplois, des Effectifs et des Compétences, déclinaison technique du principe “gouverner, c’est prévoir”, anticiper en d’autres termes ; reste qu’il y a souvent loin de la coupe aux lèvres …
    Le problème vient peut-être aussi de ce que la démocratie élective c’est souvent le règne du court-terme, le nez sur la prochaine échéance électorale.

  2. Merci pour toutes ces informations claires et précises sur la mise en place du Numerus Clausus en Médecine. Le rôle des mandarins parisiens n’est-il pas renforcé par les lobbies qui ne manquent pas d’exister à propos de tout ce qui concerne le domaine de la Santé? Le rôle des politiques et des hauts fonctionnaires de l’État est peut-être un peu trop de laissé de côté, ceux-ci considérant que la médecine publique à l’instar de la médecine privée doit être gérée comme une entreprise devant réaliser des profits et ceci tout gouvernement confondu depuis plus de cinquante ans.

  3. Dans le domaine de la santé il y a bien évidemment des lobbies. Ces groupes de pression essayent de promouvoir et défendre leurs intérêts auprès des institutions et des détenteurs de pouvoir. Dans le cadre des études médicales, c’est essentiellement l’interpénétration des élites hospitalo-universitaires parisiennes avec des personnalités influentes au sein des ministères et de la haute administration qui a permis la mise en place d’un numerus clausus.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Centre-Val de Loire
  • Aujourd'hui
    • matin 8°C
    • après midi 11°C
  • dimanche
    • matin 12°C
    • après midi 14°C
Copyright © MagCentre 2012-2024