Le film ” Oui “: la fiction réaliste d’un génocide silencié

Oui, le dernier film de Nadav Lapid est en salle depuis le 17 septembre. C’est peut-être le premier grand cri cinématographique poussé, aux yeux du monde, depuis les attentats du 7 octobre dernier qui ont frappé Israël et qui ont fait basculer Gaza dans l’horreur, et le reste du monde dans le mutisme et l’impuissance.

Par Asmaa Bouamama

Un cinéma explosif aux multiples visages et inclassable

C’est un film qui crie, qui fait du bruit, dans tous les sens du terme. Autant depuis sa sortie dans les médias, que pendant sa projection dans les salles. Le septième long métrage du réalisateur primé à de multiples reprises ( Prix du jury à Cannes en 2021 pour son film “ Le genou d’Ahed “, Ours d’Or à Berlin en 2019 pour ” Synonymes“) expose l’histoire d’un couple israélien qui va tenter d’ignorer l’horreur du cauchemar qui a lieu à quelques routes de chez eux, et de continuer à vivre normalement. C’est une fresque bruyante, festive, multicolore, un festival de délires joyeux d’un homme Y et de sa femme Jasmine qui dansent, s’embrassent, rient, et semblent ne vivre que de jeu et de décadence. On leur cherche parfois une éthique lorsque les images les présentent comme un couple marginal qui vendent leur art de la fête, leur corps, et peut-être plus encore, à la jet set israélienne. Ils vivent du divertissement dans une opulence souvent obscène et scabreuse tout en élevant un enfant, et pourtant, le spectateur ne leur en veut pas. On les aime dès le début, autant qu’ils s’aiment. La caméra les filme avec humour et tendresse, ils sont beaux, drôles et ordinairement fous d’amour pour la vie moderne. Ils sont simples, ils ressemblent étrangement au commun des mortels du monde occidental, qui désirent consommer, élever un enfant, exulter et jouir.
On les aime et pourtant, le film va les emmener jusque dans leur tiraillements humains les plus profonds, face au mal, et le spectateur avec eux. Y, va accepter de composer une hymne nationale pour son pays, il accepte de mettre son talent le plus précieux de musicien virtuose au service d’un état qui ne jubile que par le chant du mal et l’appel à massacrer les ennemis de Gaza. Le film ne manque pas de paradoxes, à l’image de l’histoire qu’il raconte. C’est un tourbillon de rire, de jovialité, d’ironie, de bruits des attentats qui s’imposent à la conscience des personnages. C’est un enchaînement de scènes délirantes qui ressemblent souvent à du grand Tarantino. C’est un film qui requiert une certaine énergie tant il stimule les sens du spectateur. Il y a du sang, du sexe, des effets spéciaux, des sons qui persécutent l’audience, qui révulsent, émeuvent, ou tordent les boyaux. Et toujours, presque comme un protagoniste du scénario, il y a l’amour. Entre les deux personnages principaux, avec un ancien amour retrouvé et ravivé, ou vers le ciel que Y regarde lorsqu’il parle à sa mère. La pari du film est peut-être de vérifier si l’amour est ce qu’il reste à un monde de plus en plus nihiliste et plongé dans l’aveuglement du mal, prêt à vendre son âme au diable et son art et ses rêves avec, pour sauver on ne sait plus trop quoi. Si l’amour peut encore faire tourner le monde dans le bon sens, alors qu’il est peut-être à l’aube d’une terreur généralisée, qui ne cesse de lancer des fausses alertes permanentes à sa possible destruction.

Une fiction délirante qui traite de la folie génocidaire

On est tenté de parler d’un film qui traite du 7 octobre et d’Israël et de Gaza, et ce serait une erreur de ne pas le faire, mais c’est un film qui dépasse les frontières de l’orient et dépeint une géopolitique folle, que le monde entier voit sans la regarder, entend sans l’écouter, et dont un personnage, ( dont on se demande de quel chef d’état il est l’avatar dans le film ) à qui tout le monde finit par lécher les bottes, là aussi, dans tous les sens du terme. Parce qu’il y a de l’humour dans Oui, pour faire un paradoxe fou supplémentaire. On ne cesse de rire, honteusement parfois. On a envie de danser et de fêter aussi, avant d’être rattrapé par un sentiment d’indécence.
Le grand Oui de Nadav Lapid dérange, bouscule, bouleverse, ne laisse personne se réveiller les lendemains du film, la conscience légère. On est appelé, comme les personnages du film constamment convoqués par leurs téléphones à entendre et lire les quelques notifications annonçant des chiffres de morts qui augmentent, des mots, des termes devenus aussi vides que insoutenables. ” Violé “, ” Poignardé ” ” Tué ” ” Égorgé “, le poids des mots devient lourdement insignifiants, puisque le film est placé sous le signe du paradoxe, dans un monde assigné à l’information rapide et jetable, à des phrases rédigées par ChatGPT, à une composition d’une hymne d’horreur chantée par des enfants, et à un couple qui choisit de chanter des ” La, la, la ” plus fort que l’état major d’Israël. On est appelé à un sentiment, non pas de culpabilisation mais de responsabilisation. C’est tout l’art du film que de mêler les paradoxes, en marchant sur un fil sans jamais glisser ni dans la fiction burlesque, ni dans la caricature d’une réalité que le monde ne peut pas faire comme s’il ne la reconnaissait pas à l’écran. En ce sens, Oui est une expérience philosophique, un rendez-vous à observer le monde, et à se souvenir de la vie.
Le film de Nadav Lapid s’inscrit dans du grand cinéma moderne qui ne laisse pas tranquille, qui en met plein la vue par sa technique, sa virtuosité et ses décors, tout en dansant avec l’effroi, l’horreur, la mort, les larmes et le sang. Et une phrase que le personnage principal murmure face à Gaza, et que le spectateur emmène avec lui. “ J’espère que Dieu n’existe pas“.

De Nadav Lapid Par Nadav Lapid
Avec Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis
2 h 30

Commentaires

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  1. Est-ce que le film permet de répondre à cette question : à quelle société s’adresse, il y a deux ou trois jours, le chef d’état-major de l’armée israélienne quand il proclame : “Gaza brûle.” ??

    Qui sont ces gens dont les grand-parents ont été, en Europe, persécutés et assassinés dans les camps d’extermination ? Qui aujourd’hui vont au spectacle à Sdérot ?

    Si je vous suis, ce film n’a rien à voir avec Le genou d’Ahed. Ce pourrait être un film sur l’absurde dans sa dimension mortifère, annéantissante, l’antithèse d’En attendant Godot.

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