En posant cinq stolpersteine, des pavés de mémoire, pour la famille Korman, Montargis fait renaître la trace de ceux que l’antisémitisme a voulu effacer. Autour de Cloé Korman, autrice du roman Les Presque sœurs (Éditions du Seuil, 2022), et de sa famille, des élèves du collège de Traînou (Loiret) apprennent à leur tour ce que signifie résister à l’oubli.
Marie Pourriot et ses élèves, porteuses de mémoire, lors de la cérémonie à Montargis, le 10 octobre 2025 – photo Izabel Tognarelli
Par Izabel Tognarelli.
À hauteur du n° 51 de l’avenue Adolphe-Cochery, depuis ce 9 octobre 2025, cinq pavés en métal doré accrochent désormais la lumière, en même temps que le regard des passants. Ce sont des stolpersteine — ces « pierres sur lesquelles on trébuche ». Trébucher : le mot dit le déséquilibre, l’arrêt du pas, le sursaut du corps et de la conscience. En cette mi-octobre, le soleil fait briller le métal ; mais à l’avenir, dans cette ville ordinaire, au cœur de la France, sous la pluie ou la poussière, cinq noms continueront de s’y lire : Lysora, Chava, Mireille, Jacqueline et Henriette Korman.
Genèse d’un roman
Longtemps, le silence a tenu lieu de mémoire ; il en est souvent ainsi pour ceux qui ont vécu un très grand drame. Et pour ceux qui ont survécu à la Shoah, les blessures intérieures sont telles qu’une vie entière n’a pas suffi à en guérir.
« Mon père, frère de Lysora, ne m’a pour ainsi dire jamais parlé. Ce souvenir était comme une feuille blanche, quelque chose comme un linceul », a expliqué Charles Korman à l’assistance. Puis un jour, Esther, sa fille cadette, a vu au Mémorial de la Shoah son nom de famille, gravé sur le Mur des Déportés. Elle a cherché, puis réuni de la documentation. Cloé, sa sœur aînée, a pris la suite. Le roman est né de ce passage, de cette main tendue d’une génération à l’autre ; le souvenir s’est remis à circuler, et aujourd’hui, il continue de se transmettre : aux élèves, aux enseignants, et à tous ceux qui décident de s’arrêter, un instant, devant ces pavés.
Lysora et Chava Korman, Mireille Korman est dans le bras de sa nourrice. Hayange, 1934 (Source : CERCIL_Mémorial de la Shoah\Coll. Nowodworski) — Les sœurs Korman, Henriette, Mireille et Jacqueline Korman (Source : CERCIL_Mémorial de la Shoah\Coll. Cloé Korman)
Le piège du Loiret
Trois ans après la publication de son livre, Les Presque sœurs, Cloé Korman est revenue à Montargis, la ville où sa famille avait trouvé refuge avant que le piège ne se referme sur elle. Elle était présente aux côtés de son père Charles — neveu de Lysora Korman —, de sa sœur Esther, ainsi que d’une tante venue de Zurich, sœur de Charles. Dans Les Presque sœurs, l’écrivaine retrace le destin de cette famille réfugiée à Montargis pendant l’Occupation. Les parents, Lysora et Chava, furent arrêtés le 14 juillet 1942, transférés au camp de Pithiviers, puis déportés à Auschwitz. Trois mois plus tard, le 9 octobre, leurs filles — Mireille, Jacqueline et Henriette, âgées de dix, cinq et trois ans — furent à leur tour arrêtées, envoyées au camp de Beaune-la-Rolande, puis dans des orphelinats avant d’être déportées, le 31 juillet 1944, par le convoi 77, et assassinées, comme leurs parents, à Auschwitz.
« Il faut dire la malchance, le piège énorme que cela a représenté de se retrouver ici, près des camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, à un endroit excessivement dangereux », nous confiait Cloé Korman après la cérémonie.
À Montargis, devant les élèves du collège de Traînou tenant les portraits des trois petites sœurs Korman, Cloé Korman évoque la mémoire retrouvée de sa famille, assassinée à Auschwitz – photo Izabel Tognarelli
La lenteur du désastre
Esther Korman, sœur cadette de Cloé, a souligné l’ampleur du temps écoulé entre l’arrestation et la disparition des trois enfants : « Entre l’assassinat de leurs parents en juillet 1942 et celui des petites filles, il s’est passé deux ans. » Deux années de transferts, d’orphelinats, de registres, de signatures ; deux années de paperasse, de signatures et de coups de tampon. « Cela a demandé beaucoup d’organisation, a impliqué la police et la gendarmerie françaises, ainsi que beaucoup de témoins, beaucoup d’acteurs », poursuivait-elle, évoquant cette temporalité — lente, minutieuse, administrative — qui transforme le crime en système : « Autant de temps où l’on aurait pu intervenir. » Ces mots rappellent que la Shoah n’a pas seulement été la brutalité d’une époque, mais aussi l’obéissance patiente d’une société tout entière.
Liste des Juifs de Montargis auxquels une étoile jaune a été remise (1942, 4H non classé, boîte n° 10) – Source : Archives municipales de Montargis
Porter la mémoire vers demain
Ce matin-là, cinquante élèves de troisième ont pris la route depuis leur collège de la Forêt à Traînou jusqu’à Montargis pour assister à la pose des pavés dédiés à la famille Korman. Leur présence s’inscrit dans un projet pédagogique mené avec l’association Convoi 77, un travail au long cours qui relie les destins individuels à la grande Histoire.
Aux côtés de Marie Pourriot, leur professeure, ces adolescents vont retracer, dans un film documentaire, le parcours de Mireille, Jacqueline et Henriette. Ils ont lu, cherché, questionné, et se préparent à marcher dans leurs pas, de Montargis à Beaune-la-Rolande, de Drancy à Bobigny et jusqu’à Auschwitz. « Leur travail et leur engagement sont une réponse vivante à l’oubli, une manière de faire vivre le souvenir par la parole et la connaissance », soulignait leur enseignante.
Ces pavés mémoriels sont les battements d’une mémoire qui, à chaque trébuchement, rappelle à l’humanité ce qu’elle risque de perdre en oubliant – photo Izabel Tognarelli
Redonner un visage aux absents
Serge Jacubert, représentant de l’association Convoi 77, a rappelé que sa propre mère, Régine Skorka, et son oncle, Jérôme, avaient été déportés dans le même train que les trois petites sœurs Korman. Ce convoi du 31 juillet 1944, parti dix-neuf jours avant la libération de Paris, emmenait 1 306 personnes, dont 300 enfants. Le plus jeune avait quatorze jours, le plus âgé quatre-vingt-sept ans. À peine une centaine ont survécu. Cette déportation avait été ordonnée par Alois Brunner, l’un des plus zélés serviteurs du régime nazi, resté impuni : réfugié en Syrie, il y termina sa vie. Il fut conseiller d’Hafez el-Assad, contribuant à l’organisation de la répression et de la torture dans les prisons du régime.
Georges Mayer, président-fondateur de Convoi 77, avait voulu que ce souvenir sorte du cercle des familles et prenne racine dans la société tout entière. C’est ainsi qu’est né ce projet, qui associe enseignants et élèves à la reconstitution minutieuse du destin de chaque déporté. Près de la moitié d’entre eux ont aujourd’hui retrouvé visage et histoire grâce à ces recherches. Pour Serge Jacubert, ce travail patient est une réponse au déni et à la haine : « Toutes les biographies de déportés, très documentées, constituent une réponse adéquate aux négationnistes qui parlaient si fort pendant mon enfance. »
« Peut-être la Bête est-elle encore là ; peut-être rôde-t-elle », concluait Charles Korman. Ce 9 octobre 2025, 83 ans après l’arrestation de ces trois petites-filles chez la personne qui les avait recueillies et avait essayé de les protéger, ces cinquante adolescents n’étaient pas simplement les témoins d’une cérémonie : ils en étaient la raison d’être, la promesse que la mémoire, portée par leurs pas, trouvera encore son chemin en ces temps à nouveau troublés de l’Histoire.
Des « lieux de mémoire » sous nos pas
Le mot Stolpersteine est allemand. Il vient de stolpern : trébucher, et stein (pluriel : steine) : pierre. Le sens littéral est donc : « pierres sur lesquelles on trébuche ». Le terme désigne les petits pavés de laiton imaginés par l’artiste allemand Gunter Demnig à partir de 1992.
Chaque pavé est posé devant le dernier domicile choisi librement d’une victime du nazisme (Juif, résistant, homosexuel, Tzigane, etc.). On en compte aujourd’hui plus de 90 000 en Europe, ce qui en fait le plus vaste monument commémoratif décentralisé au monde. Ainsi, au 51 avenue Adolphe-Cochery à Montargis, l’adresse où la famille Korman avait trouvé refuge avant d’être arrêtée devient un lieu de mémoire.
Par leur présence discrète dans l’espace du quotidien, ces pavés incarnent ce que Pierre Nora a appelé un lieu de mémoire : un fragment d’histoire devenu signe visible de la disparition, là où la mémoire vivante s’efface.