Alors que la campagne des municipales n’a pas vraiment commencé à Tours, et qu’il est, pour l’instant, essentiellement question du casting des futures élections et de quelques arbres coupés pour les travaux du tram, on voit tout de même poindre ça et là des sujets autrement plus intéressants. Les enjeux des politiques culturelles locales, par exemple.
Par Joséphine
Le charme des réseaux sociaux
C’est lors d’un dialogue assez lunaire dont les réseaux sociaux ont le secret qu’on a vécu il y a quelques jours un émouvant moment de concorde. On pouvait lire Jean-Pierre Tolochard et Jérôme Tébaldi tomber d’accord sur le fait que, culturellement à Tours, « il ne s’est rien passé mais alors rien du tout » depuis 2020, date de l’arrivée à la mairie de la coalition de gauche menée par Emmanuel Denis. Les deux protagonistes du dialogue ne sont pas des inconnus. Le premier est l’ancien adjoint à la culture du socialiste Jean Germain de 1995 à 2007, le second est l’ex-élu en charge du rayonnement et de l’attractivité de la majorité de droite aux commandes de 2014 à 2020. Mais la concorde fut malheureusement de courte durée, les deux hommes ne proposant pas les mêmes solutions face au « spectre du déclassement » qui hanterait la Touraine. Tolochard, devenu macroniste depuis un moment, soutient la candidature d’Henri Alfandari au nom du « renouveau » et Tébaldi, membre des Républicains, part derrière Olivier Lebreton.

Passons sur la caractère cocasse de cette volonté de renouveau formulée par des figures ayant déjà largement contribué à la politique locale depuis trente ans…car au fond, le dialogue est éclairant pour saisir les différentes conceptions de la culture qui vont s’affronter aux municipales.
Les années fastes
Jean-Pierre Tolochard, c’est un peu notre Jack Lang local à nous. Très présent sur le terrain à l’époque, non sans flamboyance d’ailleurs, bien identifié par les « cultureux », Tolochard a incarné la politique culturelle des deux premiers mandats de Jean Germain, avec pour enjeu la sortie des 40 années de culture-à-la-papa de la période Jean Royer, poussiéreuse, petite bourgeoise et provinciale, pudibonde et convenue.
Tolochard et Jean Germain auront réussi à donner davantage de moyens à la culture locale, la sortant de la naphtaline, tout en participant à la reconnaissance et à la promotion de formes d’art moins consacrées. Ainsi, le Petit Faucheux, structure spécialisée dans le jazz, quitte son minuscule local et ses soixante chaises de jardin en plastique pour occuper une salle bien comme il faut en 2004. Les musiques dites actuelles et amplifiées auront elles aussi leur lieu, le Temps Machine (2011). L’Opéra de Tours et son Orchestre symphonique sont sanctuarisés grâce à l’appui de la Région (2002). Les arts-plastiques obtiennent un lieu de prestige, le bâtiment actuel du CCCOD (2012) et le théâtre intègre un édifice flambant neuf rue de Lucé (2004). Les Arts de Rue sont soutenus et équipés (37ème parallèle en 2012 et Point Haut en 2013) et certains acteurs jusque-là purement indépendants et « alternatifs » sont associés à la politique municipale, notamment avec l’ouverture de la Guinguette en 2005, projet en partie porté par l’adjoint au commerce de Jean Germain à l’époque, Alain Dayan, par ailleurs lui aussi candidat aux municipales de 2026. Le renouveau en Touraine, c’est sacré on vous dit.
Encore présente dans l’imaginaire collectif tourangeau, cette période faste est donc marquée par quelques grandes figures politiques mais aussi par les directeurs des prestigieuses institutions – Montet, Ossonce, Bouillon, Freslon –, tous des hommes, quadras biens installés à l’époque, sortes de mandarins de la culture. Et cette institutionnalisation et l’entre-soi sur la durée vont finir par construire une image « gauche caviar » de cet univers parfois snob et élitiste. Tout en suscitant d’ailleurs des critiques sur la destination de l’argent public, une part importante des subventions partant en dépenses de fonctionnement et d’administration plutôt qu’en créations et salaires d’artistes.
La révolution culturelle de 2014
Avec la victoire surprise de la droite en 2014 et l’élection de Serge Babary, un entrepreneur local avec des responsabilités à la Chambre de Commerce, les choses changent. Peu préparés, convaincus d’être dans un milieu hostile peuplé de créatures de gauche potentiellement vindicatives façon intermittent-du-spectacle-nu-en-bonnet-péruvien-s’incrustant-sur-la-scène-des-Césars, les nouveaux maîtres de la Mairie la jouent profil bas sur le plan culturel.
Cette attitude modeste n’est pas partagée par toute la droite tourangelle, ivre de joie d’avoir enfin ravi la métropole à la gauche la même année. Comment ne pas se souvenir de la soirée passée par quelques élus à l’automne 2014 au Temps Machine autour de Philippe Briand, devenu président de la métropole ? Chenille passablement alcoolisée, moqueries bien beaufs, discussions semi-hurlées qui dérangent le public…bref, un petit esprit revanchard en terrain nouvellement conquis. Du reste, quelques mois plus tard, c’est le directeur du Temps Machine qui décidera carrément de partir vu les orientations prises…

En tout cas à Tours, c’est la très discrète Christine Beuzelin qui est nommée adjointe à la culture en 2014, réputée de bonne volonté, mais relativement peu influente. Car en réalité, la stratégie culturelle de la droite n’est pas de s’appuyer sur les institutions et de favoriser la création ou l’exigence esthétique, c’est plutôt d’utiliser la culture comme un levier.
L’homme clef du dispositif à l’époque est donc Jérôme Tébaldi, cadre influent de LR37 et homme bien inséré dans les réseaux d’entrepreneuriat. C’est lui qui va porter cette nouvelle politique culturelle centrée sur le rayonnement, l’attractivité et l’international, avec pour bras armé Tours Événement, une puissante société publique locale. L’analyse est simple : la culture de « gôche », c’est de l’apparat et de l’argent jeté par les fenêtres qui ne bénéficie qu’à une frange étroite de la population, celle qui a les codes et qui fréquente les grandes institutions culturelles. Ce qu’il faut, c’est du retour sur investissement, c’est mettre la culture au service d’un projet plus large, touchant davantage de monde et ruisselant sur le reste de l’activité économique. Si on investit 100 sur un événement culturel et qu’il rapporte deux, trois, quatre ou cinq fois la mise de manière indirecte (restaurations, hostellerie, souvenirs, visites, shopping, artisanat, vins etc…), alors c’est win-win. La magie de l’effet levier.
La culture-tête de gondole
En fait, cette approche était déjà développée par les socialistes qui avaient multiplié les événements pour faire « rayonner » la ville dès la fin des années 1990 avec Vitiloire, Convergence bio, à tours de Bulles, les mariages chin… C’est aussi la raison du soutien sans failles de la majorité Jean Germain envers l’aéroport de Tours, particulièrement subventionné. Idem pour le choix d’implanter des hôtels Hilton place Anatole France, l’enjeu étant de rentabiliser le palais des Congrès de Tours en améliorant l’offre hôtelière. Il fallait une ville com-pé-ti-ti-ve à l’heure de la mise en concurrence des métropoles. Le Graal ? Des cadres sup’ d’une grosse boîte qui suivent un séminaire au Vinci, arrivés en TGV ou en avion, demeurant au Hilton et dépensant leurs sous en restos, visites des caves et entrées au CCCOD. Et peut-être reviendront-ils avec leur douce moitié pour un week-end de trois jours en mai pour profiter des beaux jours ?
De 2014 à 2020, la droite généralise, intensifie et multiplie cette approche : fêtes de la Saint Martin, Japan Expo, parcours Lumière, année Balzac, escale de la Marine nationale, événements sportifs (BMX, Nascar, kayak, ski nautique), visites ludiques à Marmoutier, fête de la truffe et du safran, American Tours festival, mondial du Fromage, spectacle son et lumières à St Gatien ou aux Beaux-Arts… La recette est toujours la même : une œuvre grand public sert de prétexte pour faire venir les gens, les acteurs économiques sont mis à contribution – associations de commerçants, confréries de producteurs artisanaux, chambre de commerce, chambre de l’artisanat – puis on met le paquet sur la comm’ avec une campagne d’affichage à 90 000 euros dans le métro parisien par exemple. Et bien sûr, on soigne la couverture média par l’intermédiaire d’attachés de presse qui s’assurent que le message passe bien à l’échelle nationale. C’est ainsi qu’on a vu exploser en 2018-2019 le nombre d’articles, de podcasts, d’interviews et de reportages qui évoquent la ville de Tours, la présentant comme une destination touristique désirable, offrant des séjours scandés de châteaux de caractère et de rillons-cocktail. Europe 1, Le Monde, Topito, France 3, TF1, influenceurs/blogueurs, Femme Actuelle, 20minutes… y vont donc de leur petite publi-information sur Tours à cette époque.
Le souci est que la « culture » est alors subordonnée à une stratégie de communication et de vente, rognant sur les exigences artistiques, la frontière entre création et animation étant parfois mince. Quelques infos sur Balzac vidéoprojetées sur des murs ou des trottoirs en ville et hop, cela devient un événement où l’on peut vendre des saint-honorés et des chocolats-anniversaire. Des gens déguisés en oie ? Paf, voilà la « Grande Parade Saint-Martin ». Et tout ceci avec un petit lustre folkloro-identitaire dans les narratifs, histoire de singer ce qui semble marcher ailleurs, notamment les Fêtes Johanniques orléanaises dont la réussite fascine discrètement la droite tourangelle.
La culture de la pastèque
Et donc, qu’est ce qui peut bien autant défriser sur Facebook nos brontosaures de la culture ? En fait, avec l’arrivée de la coalition verte-rouge-rose à la Mairie en 2020, une troisième orientation culturelle a été déployée – et mise en scène dans la comm’ municipale – autour du concept d’éducation populaire et de culture pour toutes et tous. La culture ne doit pas être le monopole de la bourgeoisie, comme cela peut être schématisé pour la période Royer. Elle ne doit pas non plus être un outil au service du politique et des institutions, perdant ainsi sa charge critique et subversive, ce qui a fini par se produire dans les ronronnements de la fin de l’ère Tolochard. Il va de soi également que la culture n’est pas un ingrédient du marketing territorial qui sert à démultiplier la valeur ajouté et le flux de consommateurs-spectateurs. Pour les tenants de la troisième voie, la culture n’est pas tant un bel objet qu’il convient de faire admirer par les citoyens, quitte à leur offrir une place s’ils sont pauvres ou une explication s’ils n’ont pas les codes qu’une pratique. Non, cette voie propose simplement que chacune et chacun, sans jugement esthétique et sans détermination sociale, puisse créer, partager, émouvoir et s’émouvoir.
Et de fait, pas mal de politiques publiques ont été déployées dans ce sens à Tours depuis 2020 : programme «les arts à l’école » avec des artistes locaux qui travaillent avec les petits, lieux au service de la dynamique associative et artistique dite amateur (Tiers-Lieu les Beaumonts), subventions aux pratiques artistiques dans les centres sociaux et quartiers populaires, comité citoyen pour la culture à Tours avec participants tirés au sort, chorales populaires, gratuité des bibliothèques… Que du modeste, du peu visible, du non-spectaculaire. La substance même de ce que Tolochard et Tébaldi appellent « ne rien se passer ».
Bien sûr, cette présentation devient trop simpliste quand on analyse plus finement les réalités. L’équipe d’Emmanuel Denis n’a pas fait table rase du passé et a continué la politique du rayonnement, créant même des événements comme le Korean Tours Festival ou organisant la cérémonie attribution des étoiles Michelin en 2024 tout en perpétuant les actions bien ancrées. De même, attaqués en début de mandat par la droite pour leur attitude soit-disant « anti-élites », les écologistes ont particulièrement soigné les grandes institutions culturelles – Opéra, Centre Chorégraphique et Musée des Beaux-Arts – tout en institutionnalisant certaines pratiques, notamment le Slam et le Graffiti. Et à l’inverse, entre 2014 et 2020 la droite ne s’est pas contentée de kermesses à la gloire du nougat de Tours, elle a continué à subventionner des actions socio-culturelles auprès des population les plus défavorisées.
Bref, on sent le sujet monter progressivement vu les critiques à droite sur la prétendue dévitalisation commerciale du centre-ville dont un des antidotes pourrait être le retour des foires régulières et d’événements plus ou moins artistiques. C’est d’ailleurs déjà le sens des propositions en matière culturelle dévoilées par Christophe Bouchet, ancien maire et…pré-candidat aux municipales. Du reste, au détour d’un récent article de la Nouvelle République, c’est aussi ce sujet qui est indirectement évoqué par une autre incarnation bien connue du renouveau, Jean-Patrick Gille, lui aussi un Germain-boy historique, membre de l’équipe d’Emmanuel Denis. Et on devine, avec les petites piques caractéristiques des phases de négociation pré-électorales, que certains socialistes ont des choses à redire au sujet de la politique culturelle municipale, pas assez soucieuse selon eux de rayonnement, de tourisme et de valorisation de l’aéroport. Avec en filigrane, la petite musique métropolitaine qui monte au sujet du « besoin » d’une Aréna à l’orléanaise qui pourrait voir le jour à La Riche.
Attention quand même à ne pas confondre renouveau et…marche arrière.
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