Doléances, plaintes et remontrances


Par Jean-Pierre Delpuech, professeur d’Histoire-Géographie,
directeur éditorial des Éditions Infimes.
Il s’intéresse en particulier aux questions de mémoire
et de patrimoine.

« L’acte II de mon mandat »

« Nous pouvons faire du moment que traverse la France une chance », c’est dans cette perspective que notre jeune président philosophe a caractérisé ce temps politique induit par le mouvement des Gilets jaunes débuté en novembre 2018 et dont il souhaite faire une bonne fortune pour notre pays. Cette vision fut partagée à Grand Bourgtheroulde, dans l’Eure, dans un gymnase où étaient rassemblés 600 maires de Normandie à l’occasion du lancement du grand débat national, le 15 janvier 2019.

Notre jeune président philosophe écouta les doléances rapportées par ces élus et appela de ses vœux « des solutions pour le pays ». Dans sa lettre aux Français, rendue publique dès le dimanche 13 janvier, le chef de l’État indiquait que les propositions recueillies serviraient à l’élaboration d’un « nouveau contrat pour la Nation ». Notre jeune président réitéra cette rencontre avec les édiles locaux quelques jours tard, cette fois-ci là où l’on parle la langue d’Oc, à Souillac, dans le Lot, et à nouveau devant 600 d’entre eux. Là encore, il sollicita leur engagement pour « avancer et bâtir le nouveau contrat de la nation ».

Dans les bailliages au nord et les sénéchaussées au sud, notre président héritier d’une monarchie républicaine issue d’une instabilité ministérielle incapacitante que seuls des esprits oublieux regrettent aujourd’hui, entendit les malheurs des temps.

Très tôt, des maires, avaient dès décembre 2018, à l’initiative, par exemple, de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), ouvert des cahiers de doléances. Le contenu de ces cahiers du XXIème siècle laisse à voir le désarroi de Français au pouvoir d’achat en berne, la colère contre l’injustice sociale et fiscale, la question des retraites de misère pour des personnes ayant travaillé toute leur vie, l’inquiétude devant l’affaiblissement des services publics dans les territoires ruraux. Nous avions étudié ici cette désespérance dans ses dimensions géographiques, sociales et politiques. Il nous semble aujourd’hui opportun de nous projeter en arrière, en cette fin de XVIIIème siècle, moment historique où les Français avaient déjà été appelés à s’exprimer sous la forme de cahiers de doléances ; et à y chercher des permanences, des perspectives… Le passé, on le sait, éclaire le présent et l’avenir.

« Remédier aux maux dont souffre le pays »

Louis XVI, roi de France (1754-1793), par Antoine-François Callet, 1775.

Il y a 230 ans, en 1789, Louis XVI confronté à une crise profonde de l’État royal et à un endettement considérable devait se résoudre à convoquer les États généraux ; cela n’avait pas été fait depuis 1614. Au printemps, les Français étaient appelés à rédiger des cahiers de doléances en vue desdits États. Une première sous cette forme. C’est dans ces termes que le roi s’adressait à « ses peuples » dans sa lettre de convocation : « Sa Majesté désire que s’assemblent dans ses villes et villages et dans le plus bref temps les habitants pour conférer tant des remontrances, plaintes et doléances que des moyens et avis qu’ils auront à proposer. »

Les Français ont la parole

La société française étant alors une société d’ordres, noblesse, clergé et tiers état sont consultés séparément. Une synthèse est opérée pour chaque assemblée à l’échelle du bailliage, principale division administrative du royaume. Il est notable de souligner que l’ensemble du pays est consulté, qu’il n’y a aucune censure et que les sujets du roi peuvent s’exprimer librement. Cette apparente liberté ne doit pas toutefois masquer le fait que le peuple fut guidé dans la rédaction de ses cahiers ; des modèles furent rédigés avec des suggestions de revendications à présenter ; des notables dans les villages tinrent la plume…

Quels furent les souhaits et les plaintes des habitants du bailliage d’Orléans ? Quelques exemples pris dans différents territoires au sein de l’actuel département du Loiret permettent d’éclairer la question de ce qui fut porté « au pied du trône ». Nous privilégierons les cahiers de classes populaires – l’immense majorité de la population – , ceux du tiers état.

« Écrasés par les impôts de toute espèce »

La lourdeur et mauvaise répartition des impôts est un thème récurrent des cahiers. Le cahier de la paroisse de Chécy, « presque toute en vignoble », nous rapporte que les « habitants qu’elle renferme sont très pauvres, écrasés par les impôts de toute espèce ». Même son de cloche à Fleury-aux-Choux (actuel Fleury-les-Aubrais) où, lors de l’assemblée électorale tenue le dimanche 1er mars 1789, à l’église, les habitants de la paroisse expriment « leurs plaintes sur les impôts qui les accablent ». Il est vrai que les conditions naturelles peuvent être exigeantes et rendent le travail, l’existence, et le paiement de l’impôt, difficiles. Ainsi, à Saint-Lyé-la-Forêt, où les habitants « ont toujours été surchargés de la taille et des impositions accessoires », le cahier précise que la nature du sol est « on ne peut plus aride » car la paroisse est « inondée la plus grande partie de l’année, ce qui fait que les agriculteurs ne peuvent qu’avec une peine infinie cultiver leurs terres ». À cela s’ajoutent les dégâts occasionnés par « le gibier que recèle la forêt d’Orléans qui borne cette paroisse ». Même émoi à Saint-Pryvé où les habitants de la paroisse « viennent d’éprouver en la présente année une inondation désastreuse occasionnée par le débordement de la Loire » et où « la misère de la campagne est parvenue au dernier degré ». On s’en désole également à St-Jean-le-Blanc-les-Orléans (actuel Saint-Jean-le-Blanc) : « Dans cet affreux désastre, comment satisfaire aux impôts ? Où pourrons-nous trouver les sommes qu’on nous demande ? »

Les environs d’Orléans. Carte de Cassini.

On l’a compris, la question de la fiscalité est omniprésente pour ces gens de peu à la merci des aléas climatiques. À Fleury, dès l’article 1er il est demandé « que les tailles, capitations soient modérées et réduites, comme étant actuellement excessives ». Les paroissiens de Saint-Jean-de-Braye exigent la suppression de la taille, « cet impôt odieux qui nous ôte la force et le courage par la crainte où nous sommes journellement de voir vendre nos malheureux effets, si nous ne pouvons la payer ». À Chilleurs-aux-Bois, élection de Pithiviers, généralité d’Orléans, l’article 5 du cahier dispose « que les impôts dont la paroisse sera chargée soient supportés par tous les propriétaires, nobles et ecclésiastiques séculiers et régidiers, et les roturiers qui se trouveront posséder des biens dans la paroisse ». On note ce même souci d’égalité à Saint-Lyé où l’on souhaite « que les trois ordres de l’État contribuent également et par proportion de leurs revenus et possessions à tous les impôts qu’il plaira à Sa Majesté d’imposer ».

Dans de nombreux cahiers, comme à Saint-Lyé-la-Forêt, on demande la suppression de la dîme (prélevée par l’Église sur les récoltes), des corvées, et cela « relativement aux abus qui existent dans cette manutention » ou des droits seigneuriaux. La gabelle (sel) fait l’objet de divers commentaires. Lors de l’assemblée paroissiale de Saint-Gondon, on espère qu’il plaira à Sa Majesté de « diminuer de moitié le prix du sel ; comme cette denrée est absolument nécessaire à la vie humaine, elle est montée à un haut prix pour que le bas peuple, presque toujours dans la plus trop grande indigence, puisse se la procurer sans se priver d’autres choses presque aussi essentielles ». Les paroissiens de Chécy notent les conséquences dramatiques de cette cherté : « Le sel, denrée de 1er nécessité, est d’une cherté si excessive que les pauvres sont exposés aux maladies les plus graves par la privation de ce secours ». À La Ferté-Lowendal (actuel La Ferté-Saint-Aubin), on en demande clairement la suppression.

Le droit légitime de consentir à l’impôt

Cet idéal est commun à de nombreux cahiers. Ainsi, sous la conduite experte de son président, Denis Robert de Massy, conseiller du Roi, docteur régent et professeur de droit français en l’université d’Orléans, avocat en parlement, bailli de la baronnie et châtellenie de La Ferté-Lowendal, les habitants du tiers état des paroisses concernées édictent dans l’article 14 de leur cahier qu’aux États généraux prochains, « il convient d’arrêter comme la loi fondamentale de la monarchie qu’il ne pourra être levé aucun impôt direct ou indirect sans le consentement des États généraux, dont le retour périodique sera fixé avant la dissolution des prochains ». Cette recherche du « consentement de la Nation » s’accompagne du désir de rompre avec une société jugée désormais comme trop inégalitaire.

Justice, droits féodaux et privilèges : une France de l’injustice

À Saint-Ay, le cahier de doléances très juridique, exprime dès son article 2, « que les représentants de la Nation doivent solliciter et s’occuper de la réforme complète de la justice civile et criminelle, laquelle, dans sa forme actuelle, est des plus vicieuses et ruineuse ». Ailleurs, comme à Chécy par exemple, où il existe « plusieurs justices seigneuriales », on demande que les procédures soient « simplifiées et abrégées » et « qu’il n’y ait qu’une seule justice dont les audiences se tiendront dans le chef lieu ». À Boigny, on espère des « adoucissements des peines » et « qu’il soit accordé un défenseur aux accusés afin qu’il soit impossible de faire condamner un innocent ». 

A Fleury- Les-Aubrais ©JP Delpuech

Les cahiers de doléances donnent à voir au détour de leurs articles le tableau d’une France structurellement injuste où un peuple humilié observe une caste souveraine se partager pouvoirs et pensions. Ainsi, les habitants de Fleury constatent que la paroisse « est riveraine de la forêt d’Orléans et exposée à des vexations considérables de la part des gardes de cette forêt ; qu’il leur est interdit la faculté de ramasser les bois morts et de recueillir les herbages, si nécessaires pour la nourriture de leurs bestiaux ». Cette critique sociale qui occupe une si grande place dans les cahiers conduit les rédacteurs à des propos clairement plus politiques. C’est le cas à la Ferté, où l’esprit des Lumières a soufflé. Dans un souci d’égalité, on y demande « la suppression de la vénalité des charges de magistrature pour n’être données qu’au mérite et aux personnes qui auront fait preuve de leurs capacités et d’une intégrité reconnue ». Plus loin, les habitants rappellent que « la noblesse ne doit point s’acquérir à prix d’argent ». À Châteauneuf-sur-Loire, le cahier attend « la liberté individuelle de tous les citoyens ». C’est à Saint-Denis-de-l’Hôtel que l’esprit du temps est le mieux résumé ; il convient selon les habitants « de supprimer tous les privilèges dont jouissent quantité de personnes qui réunissent la plus grande partie des biens de la France sans contribuer aux impôts qui ne sont payés que par les malheureux ». Le nouveau monde est en marche et les paroissiens ne se privent pas de l’imaginer.

Uniformité, aménagement du territoire, santé et éducation :
des problèmes anciens

À Saran, on souhaite que « tous les poids et mesures fussent égaux par tout le royaume ». Cette uniformité, nous dit-on, serait « avantageuse au public qui ne serait pas trompé ». À Sigloy aussi, on voit là le moyen d’éviter « les différents abus qui en résultent ». Il est vrai qu’il y a de quoi s’y perdre. Les paroissiens de Mardié le rapportent : « il y a trois mesures, soit pour la liqueur, soit pour les grains : il y a la pinte d’Orléans, celle de Jargeau, et la mesure de Messieurs du chapitre de Sainte-Croix ». À Chilleurs-aux-Bois, les services publics retiennent l’attention et les paroissiens proposent une réorganisation du service postal pour un moindre coût et une meilleure efficacité : « Art. 2. Qu’il y eût un bureau de poste aux lettres, ce qui ne peut être d’aucun coût pour le gouvernement, en ce que le facteur de la poste de Neuville-aux-Loges (Neuville-aux-Bois) est obligé d’aller chercher trois fois la semaine les lettres pour Neuville à Artenay, qui en est distant de 4 petites lieues ; au lieu qu’en allant les chercher trois fois la semaine de Neuville à Pithiviers, qui est la même distance, il serait tenu de passer par Chilleurs pour prendre les lettres de cet endroit (…). Ils observent que le chemin de Neuville à Artenay est impraticable dans l’hiver et que celui de ce même endroit à Pithiviers par Chilleurs est toujours beau, en ce qu’il est sablé et pierré, et que le facteur aimera beaucoup mieux aller à Pithiviers qu’à Artenay par les raisons ci-dessus ». Le territoire aurait-il déjà raison des aménageurs par trop éloignés ? C’est l’avis des Fertésiens pour qui il faut que les députés soient majoritairement issus des territoires : « Personne ne connaissant mieux les besoins des campagnes que les propriétaires qui les habitent et les cultivent, il conviendrait de prendre parmi eux la moitié des représentants des États généraux ». À Artenay, en ce mois de mars 1789, on s’inquiète de la qualité des chirurgiens « destinés pour les campagnes » ; les paroissiens proposent même « pour y pouvoir fixer des sujets utiles et revêtus des talents nécessaires » qu’on leur attribue « une somme fixée et annuelle ». À Germigny-des-Prés c’est « l’établissement d’un maître et d’une maîtresse pour l’instruction de la jeunesse » qui est attendu. À Vannes, enfin, on se lamente de la dépopulation de la paroisse, « ce qui est constaté par le peu de mariage qui s’y fait » et on se désole de l’état des routes et chemins…

Des cahiers de doléances à la Révolution

On le voit, il y a là le tableau d’une France qui souffre et qui présente bien des traits communs avec les revendications des Gilets jaunes, une France accablée par l’impôt et les taxes, humiliée par des droits d’un autre âge que des nantis privilégiés s’obstinent à faire perdurer. La suite de l’histoire nous est connue, les cahiers de doléances par la prise de conscience de la réalité sociale qu’ils ont générée ont joué le rôle d’accélérateur de la rupture révolutionnaire.

Exemple de cahier de doléances.

La personnalité du roi fut également déterminante. Pour Saint-Priest, secrétaire d’État à la maison du roi, « le fond de son caractère était la faiblesse » ; « il ne savait pas étudier les hommes, première science des rois ». Écoutons aussi le témoignage de deux étrangers témoins des évènements de l’époque ; pour l’anglais Arthur Young, le prince ne disposait pas « des ressources d’intelligence suffisantes pour gouverner par lui-même en un tel moment ». Pour Thomas Jefferson, ambassadeur à Paris des jeunes États-Unis, la destinée de la France était inéluctable ; son peuple y était « réduit en poudre » et son gouvernement confié à un roi dont « l’esprit était pure faiblesse », « son jugement nul, et sans une fermeté suffisante pour être même fidèle à sa parole ».

Notre jeune président philosophe ne peut ignorer que la France vit sur un permanent prurit révolutionnaire. L’organisation du grand débat national offrant à toutes et tous de débattre de questions essentielles pour les Français permettra peut-être – il faut le souhaiter – par ses réunions d’initiatives locales, ses contributions déposées sur le site dédié ainsi que les conférences citoyennes régionales puis sa synthèse finale, de déboucher sur ce « nouveau contrat pour la Nation ». À l’heure où le journal L’Humanité menace de disparaître, la relecture de l’éditorial de Jaurès pour son premier numéro est instructive ; le grand homme y espère que « la grande transformation sociale qui doit libérer les hommes de la propriété oligarchique, s’accomplira sans les violences qui, il y a cent dix ans, ensanglantèrent la Révolution démocratique et bourgeoise ». Ce serait bien là la clause idéale et attendue par les Français pour ce nouveau contrat – social ; à moins qu’ils ne lui préfèrent, dans leur impatience, l’arrivée d’un nouveau Bonaparte ?

Jean-Pierre Delpuech.

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Commentaires

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  1. cette étrange impression qu’en 200 ans, la République, malgré sa devise (trop utopique ?), n’a pas mieux réussi que la Monarchie …

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