Festival Récidive : Le Juif Süss, sommet de la propagande nazie

L’un des points forts du festival Récidive est de présenter tous les films qu’il propose. Le Juif Süss, film de propagande antisémite proposé jeudi 11 novembre, ne va pas échapper à la règle. Surtout pas lui, qui est entouré d’une aura délétère qu’il faut contextualiser. Ophir Levy a été chargé par le festival de replacer cette production nazie dans son contexte. Il nous parle ici de la période, de l’importance de la propagande et de son rôle.

Propos recueillis par Bernard Cassat

Ophir Levy. Droits réservés

Ophir Levy est maître de conférences à Paris-8 St Denis. Il a mené de front des études de philosophie et de cinéma. Ses travaux portent sur la mémoire de la Shoah dans le cinéma contemporain, sur l’histoire du cinéma et des séries en Israël, ainsi que sur l’esthétique du son au cinéma. Collaborateur régulier de la revue Positif, membre du comité de rédaction de la Revue d’Histoire de la Shoah, il est par ailleurs intervenu, en tant que programmateur, conférencier ou expert, au sein de différentes institutions, dont le Mémorial de la Shoah.

Le Juif Süss ne peut pas passer tel quel… Quelle est l’importance de le présenter ?

Tout d’abord, on peut s’interroger sur la pertinence de le passer. Le fait est que le film est accessible en un clic. La question n’est donc pas ici de rendre disponible quelque chose qui l’est déjà. Le film pourrait être utilisé comme une sorte d’archive, de document sur un certain état du discours antisémite nazi. Ça peut être intéressant de montrer comment l’idéologie s’y déploie, comment un certain type de stéréotypes court depuis plusieurs siècles, comment ces stéréotypes se répercutent aujourd’hui. Une telle présentation permet aussi de rendre les spectateurs attentifs à des traits permanents du discours antisémite. Sans faire d’analogies – c’est toujours délicat, on n’est pas dans les mêmes situations historiques –, mais on retrouve aujourd’hui un certain type de discours déjà porté par le film, des stigmatisations déjà mises en place dans Le Juif Süss.

Mais pourquoi il fait aussi peur ?

Déjà, il est précédé par sa légende. Il fait partie des rares films ouvertement et violemment antisémites produits par les nazis. Pendant leurs douze années au pouvoir, de 1933 à 1945, plus de 1300 films sont produits par les nazis, dont environ 150 de propagande ouverte, de Leni Riefenstahl à des films anti-anglais, anti-communistes comme les premiers films sur les jeunesses hitlériennes. Sur ces 150 films, assez peu ont pour cœur l’antisémitisme. Cinq ou six seulement. Ils arrivent relativement tard, à un moment assez stratégique, le déclenchement de la guerre. Les grands films antisémites, c’est 39-40. Ils précèdent d’assez peu la mise place active du génocide (au sens d’un assassinat actif et massif par fusillades, à partir de l’été-automne 1941, avant la mise en œuvre des chambres à gaz à partir du printemps 42). Les ghettos sont mis en place dès le tournant 39-40, donc des gens commencent à mourir de faim et de maladie dès 40. Ces films sortent en 39 et surtout en 40. Notamment Der Ewige Jude, le Juif éternel, une sorte de « documentaire », peut-être le film le plus répugnant que les nazis aient produit, réalisé par Fritz Hippler. Il était directeur de la section cinéma du ministère de la propagande de Goebbels. Et Le Juif Süss, sorti fin septembre 40. La Pologne est déjà envahie depuis septembre 39, la France, les Pays Bas et la Belgique ont été récemment envahies pendant l’offensive du mois de mai 40. On a une Europe dont les pays sont soit occupés, soit annexés, soit alliés de l’Allemagne. Il reste encore des territoires à conquérir à l’Est, ce sera fait à partir de juin 41.

Ferdinand Marian dans le rôle du Juif Suss

Dans cette conquête de l’Europe, les nazis ont sous leurs bottes de nombreuses populations juives. La Pologne, c’est environ trois millions trois cent mille Juifs, la France trois cent mille, etc. Il va falloir exclure ces populations par différents types de mesures. Pour acclimater, d’une certaine manière, à la fois leur propre population du Reich et celles des pays annexés et occupés, ces films vont être des outils, des véhicules de l’idéologie, des mises en condition du grand public, le préparer à une politique qui va s’abattre sur la population juive pour d’abord les exclure, les spolier de leurs biens, puis les concentrer, les déporter pour finalement, de manière secrète, les assassiner.

Est ce qu’il a été efficace, et est ce qu’il pourrait l’être encore aujourd’hui ?

La réponse n’est pas évidente. On pourrait se dire que quelqu’un possédant un minimum d’éducation voyait la grossièreté de la propagande. Ça vaut pour nous comme ça valait déjà à l’époque, un spectateur français de 1940 n’était pas plus idiot que nous. D’ailleurs des étudiants hurlaient pendant les séances du Juif Süss, « rendez-nous nos pommes de terre et gardez vos navets ». Donc ceux qui avaient un minimum de jugeote ne marchaient pas. Ceux qui marchaient étaient déjà convaincus. Le film venait les réassurer dans leurs clichés antisémites et ils y voyaient une très belle illustration des caractères prêtés aux Juifs de duplicité, de cupidité, de capacité à envahir une population, à s’y introduire, etc. Le film peut avoir une efficacité éventuelle sur les esprits les plus fragiles, ceux qui n’ont pas trop d’avis, ceux qui n’ont pas le recul et les références historiques pour se défendre.

Est-ce que ces films sont encore distribués ?

Affiche du film. Photo MO Kapitel

Beaucoup de films nazis sont facilement accessibles en ligne. J’avais trouvé une fois en ligne Les Rothschild, l’un de ces films de 39-40, qui raconte de manière complètement délirante la saga de la famille Rothschild comme une espèce de grand complot sur l’Europe. Et le carton introductif du film indiquait qu’il avait été mis en ligne et traduit par un groupe qui s’appelait « Quenelle + », jeu de mot sur Canal + reprenant l’expression de ralliement des amis de Dieudonné et de Soral. C’est l’antisémitisme d’aujourd’hui qui va puiser dans l’antisémitisme d’hier et y trouver une parfaite illustration de ses positions. Cela vient alimenter un discours qui est déjà là, qui va ravir les convaincus. Cela ne va pas convertir ceux qui ont un minimum d’esprit critique. Mais ça peut avoir quasiment valeur d’archive pour certains, puisque les nazis n’hésitaient pas à présenter leurs films comme s’appuyant sur une scrupuleuse documentation historique. D’où l’importance de remettre ces documents dans leur contexte historique.

Le Juif Suss
Veit Harlan
Allemagne 1940
Présentation au cinéma des Carmes jeudi 11 novembre 9 h 45 par Ophir Lévy

https://www.cinemalescarmes.com/recidive/

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