« Dorphé aux Enfers, Orléans 69 », anatomie d’une rumeur orléanaise

Eric Cénat, directeur artistique du théâtre de l’Imprévu, sur un texte de Luc Tartar, rappelle que la bête immonde est toujours tapie quelque part. Au Théâtre Gérard-Philipe, sur une co-production du CDN d’Orléans, il met en scène quatre générations de femmes, confrontées à l’innommable, au passé comme au présent.

 Par Bernard Thinat

Les fake-news pullulent aujourd’hui par les réseaux sociaux. Mais elles n’ont pas attendu pour exister, pour preuve la mort annoncée de Paul McCartney en 1969, alors qu’il se porte toujours aussi bien que possible aujourd’hui puisqu’il continue ses tournées. C’est par là que Luc Tartar débute son « anatomie » de la rumeur orléanaise répandue la même année dans toute la ville, laissant croire que des jeunes femmes seraient enlevées dans des cabines d’essayage de magasins de vêtements du centre ville, tous tenus par des familles appartenant à la communauté juive. Le point culminant sera atteint la veille du 1er tour de l’élection présidentielle, le 31 mai 1969, avec plusieurs centaines d’individus, hommes et femmes, menaçant de lynchage le propriétaire du magasin « Dorphé », devant le silence de la presse locale et des autorités judiciaires, policières et politiques.

Photo Daniel Marino

« T’y crois ou t’y crois pas ? »

Dix-sept personnages, mais deux actrices et deux acteurs, lesquels réalisent durant plus d’une heure, des tours de force en changeant de costumes, d’apparence, de voix, à s’y tromper pour le public. Mais surtout quatre femmes, dans l’ordre chronologique, Josyane qui veut protéger sa fille Eurydice du vacarme de la rumeur, laquelle, métaphore de celles et ceux qui luttent contre l’obscurantisme, viendra aider le patron assiégé par la foule excitée, puis Magda, la fille d’Eurydice née en Pologne où sa mère s’est réfugiée, et Jade, la dernière, fille de Magda, celle qui découvre le manuscrit de sa grand-mère Eurydice. Et au milieu comme perdu face à la meute, celui qui pense que tout cela va se calmer, qu’il faut attendre pour ne pas attiser la haine, Monsieur Lumière, le patron de Dorphé.

Photo Daniel Marino

Le mythe inversé

On connaît l’histoire d’Orphée venant sauver des Enfers celle qu’il aime, Eurydice, mais il se retourne, et on sait la suite… Ici, c’est Eurydice qui vient sauver Dorphé de l’enfer de l’émeute, et elle réussira à l’extraire du magasin, fendant la foule haineuse, tenant Dorphé par la main, chantant : “ On se guette / Traqués à bout de souffle / Marchant pétrifiés dans nos manteaux d’hiver / Refoulés aux frontières du mensonge / Des nations qui crèvent.”

Eric Cénat a choisi une mise en scène sobre, défendant l’idée selon laquelle chacun vit la rumeur au fond de lui-même, dans une profonde intériorisation, telle Eurydice qui dès son apparition sur scène, parle d’un poids qui la terrasse, celui de la rumeur antisémite contre laquelle elle doit lutter face à ses copines de lycée qui ont plongé dans cette vilaine calomnie :  Un poids sur moi. Comme si la forme était montée dans mon lit. Comme si elle m’empêchait de crier. De bouger… ». Tel M Lumière, face à l’émeute, « Si la vitre cède, je suis perdu. Je descends. Marche près marche. Il n’y a pas d’issue. » Pas de hurlements, de vociférations, celles de l’émeute, mais décrite intérieurement par cet homme, « Je suis seul. Retranché au fond de mon magasin… ». Et c’est lui qui dira sur le plateau entendre « Morts aux juifs ». Et non pas une sono qui aurait tout emporté sur son passage.

Que ce texte ait écrit écrit, mis en scène et créé à Orléans, là où la rumeur antisémite a vécu, est une excellente chose, une nécessité, une obligation morale. Spectacle appelé à tourner en Région Centre Val de Loire et au-delà. Public intergénérationnel attentif, autant pour celles et ceux qui savaient et les autres, les jeunes, qui ne savaient pas.

Photo Daniel Marino

Texte – Luc Tartar
Mise en scène – Éric Cénat
Assistante à la mise en scène – Élisa Habibi
Interprétation – Tristan Cottin, Nicolas Senty, Laura Segré, Claire Vidoni
Scénographie et costumes – Charlotte Villermet
Création lumière – Vincent Mongourdin
Création sonore – Christophe Sechet
En collaboration avec La maîtrise de Léonard / Choeur d’enfants de La musique de Léonie

Dates :
Orléans, Théâtre Gérard Philipe
23 et 24 novembre 2023
La Chapelle Saint-Mesmin, Espace Béraire
Le 10 février 2024
Issoudun – Centre Culturel Albert Camus
Le 16 février 2024
Université d’Orléans – le Bouillon
Le 19 mars 2024
L’Échalier de Saint-Agil, Couëtron-au-Perche
Vendredi 29 mars 2024

Supplément

Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville, en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse ! … D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

Beaumarchais – Le Barbier de Séville – création en 1775

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