« La Bête » : Bonello dessine une fascinante fresque intérieure

Bertrand Bonello nous entraine dans un voyage dans le temps et l’espace qui encombrent l’esprit de Gabrielle, son personnage. Des images fortes dessinent son monde intérieur en touchant aux désirs et aux peurs qui nous dominent tous. Le réalisateur rêve une grande fresque pour contrer l’intelligence artificielle, et c’est la créativité et l’émotion qui gagnent.

La rencontre entre Gabrielle (Léa Seydoux) et Louis (Louis MacKay). Photo Carole Bethuel


Par Bernard Cassat

2044, l’intelligence artificielle oblige Gabrielle à purifier son ADN pour trouver un travail intéressant. Son affect, ses sentiments, ses impressions, son feeling sont pour l’instant trop importants pour qu’elle soit crédible dans un poste à responsabilités.

Bonello nous entraîne donc dans les méandres de son esprit pour un voyage qui n’a d’autre logique que celle du rêve. Entre 1910 et 2044, nous suivons Gabrielle dans les dédales d’une vie autant rêvée que vécue. Elle vit, elle revit, elle s’acharne à vivre un amour répétitif, toujours le même, en butte à une impossibilité majeure et traversant toutes sortes de catastrophes. Les séquences de sa vie disloquée forment un puzzle dont on ne verra jamais l’image originale.

1910, la rencontre, la crue, le feu

La rencontre entre Gabrielle et Louis, en 1910, est assez éblouissante, extrêmement romanesque, en costumes, dans une esthétique recherchée. Dans un décor digne de l’Apollonide, ils déambulent, se croisent, se cherchent et tissent un fil amoureux manifeste. En anglais et en français. Mais les peurs profondes, les angoisses de chacun, cette bête du titre, qui n’est pas seulement le pigeon entré dans son salon, font éclater les catastrophes, l’inondation centennale de la Seine et un incendie de l’usine de poupées dont le mari de Gabrielle est propriétaire. Dans des images magnifiques, entre surréalisme et photos de mode, le couple tente de fuir le feu qui dévore la cellulose (dont la pellicule de films est aussi faite) en plongeant dans l’eau qui envahit Paris, et dans laquelle ils se noient. Leur mort n’est pas si importante, puisque tout cela n’est qu’une étape du parcours mental.

2014, l’actrice en herbe en Californie

Dans une deuxième séquence de temps, on les retrouve en Californie en 2014. Moment différent, esthétique différente, Gabrielle en jean et non plus en corset. Elle n’est plus pianiste mais cherche des rôles dans des films ou des pubs. Qui recoupent sa vie, évidemment. Louis est devenu un pseudo étudiant puceau et tueur de femmes blondes qui ne le regardent pas. Le « jeu » entre lui et Gabrielle continue, mêmes désirs et mêmes empêchements mènent aux mêmes conclusions lors d’un tremblement de terre.

Tous ces moments sont découpés, entrecoupés d’images de science-fiction en 2044, Gabrielle dans un bain de boue noire, une piqûre dans l’oreille, par exemple. Très belles images sorties de l’imagination de Bonello et non plus de celle de Gabrielle. Tout cela tient, se coupe, se recoupe. Grand jeu du conscient et de l’inconscient, de l’intelligence et de l’affectif. On s’y perd mais c’est fait pour ça. Et même si on reste un peu trop longtemps en Californie, les images entrainent et évoquent non seulement les peurs de Gabrielle, sa bête, mais font appel à l’inconscient collectif, le nôtre.

2044. Gabrielle en pleine purification. Photo Carole Bethuel.


Bertrand Bonello a soigné cette grande divagation dans tous ses détails. Les lieux de tournage par exemple, des architectures remarquables autant passées que modernes, mais aussi l’écran vert de fond de prise de vues, celui qui permet les montages. Il a travaillé les enchainements, les associations d’idées, les implications cachées dans les grands thèmes, comme les catastrophes de plus en plus émergentes. Il s’amuse à décliner certains thèmes, les poupées d’abord en faïence, puis en celluloïd, puis parlantes avec logiciels intégrés. Ou la voyante début de siècle caricaturale qui devient un visage morbide sur un écran blafard, payée par prélèvement sur compte, et propice aux virus.

Des acteurs éblouissants

Mais la force de son film, Bonello la trouve dans ses acteurs. Léa Seydoux est époustouflante. Elle peut tout jouer, elle est aussi crédible en pianiste 1900 qu’en apprentie comédienne moderne. Son visage semble se jouer de l’inconscient tant son expression est riche, et pourtant sobre. Peur ou désir, ses yeux disent profondément leur nature. Et son partenaire anglais, George MacKay, est suffisamment mystérieux pour lui donner plus qu’une réplique. Gaspard Ulliel, familier de Bonello, était prévu pour ce rôle, mais sa disparition a changé la donne. Le film d’ailleurs lui est dédié. Et se termine, comme il se doit en 2044, sur un QR code qui donnera le générique.

La rencontre a-t-elle eu bien lieu en 2044 ? Photo Carole Bethuel


Comme toutes les œuvres maniant le futur, l’imagination, les technologies et les utopies, La Bête peut lasser. Mais son inventivité, la qualité des images, le soin du montage et la prestation des acteurs emportent la mise. Le postulat de départ est largement dépassé : l’affect renvoie l’intelligence artificielle au placard. La purification échoue. Tant mieux.


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Commentaires

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  1. Et si Gabrielle n’était en définitive qu’une créature de l’intelligence artificielle, laquelle aurait “déraillé” en lui mémorisant plusieurs vies avec le même homme ? Qu’ensuite, l’IA voulait corriger sa bévue en effaçant tout. Mais ça ne fonctionne pas !
    Cela pourrait expliquer les vies à différentes époques de Gabrielle.

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