« Le mal n’existe pas », une fable somptueuse sur la puissance de la nature

Ryūsuke Hamaguchi, brillant réalisateur japonais, montre une fois de plus l’originalité de son talent dans son dernier film, Le mal n’existe pas. Sur des images illustratives pour un concert, il a construit un scénario qui met en place un choc de cultures. Le système contre la nature, les promoteurs urbains contre les montagnards locaux. Beau, contemplatif, métaphysique et politique !

Le père Takumi et sa fille Hana dans leur élément. Photo NEOPA Fictive 2023



Par Bernard Cassat


La musicienne Eiko Ishibashi a demandé à Ryūsuke Hamaguchi des images à projeter pendant l’un de ses concerts. Ils avaient travaillé ensemble sur le dernier film de Ryūsuke, Drive my car, dont nous avions dit ici le plus grand bien. Sur cette musique ample et tenue, romantique mais en même temps très moderne, il a filmé la nature.

Un choc de cultures

À partir de ces images, Ryūsuke a construit un nouveau film, qui à son tour intègre la musique de son amie. Des séquences comme celle du début, caméra tournée vers un ciel laiteux capturant les hauts arbres en travelling continu, viennent de cette expérience première. Et beaucoup d’autres dans la suite du film. À partir de cela, il a écrit un scénario autour de la nature. Et de la culture, aussi, puisqu’il est lui-même un homme des villes très cultivé. Un choc des deux cultures, donc, à propos d’un projet de « glamping », nouveau concept à la mode de camping clés en main.

Takumi recueille de l’eau de source. Photo NEOPA Fictive 2023


En homme méticuleux, il nous présente le fond des choses côté forêt. Le calme, le silence, la beauté contemplative de cette nature de montagne que les locaux ont intégrée à leur vie. La pureté de l’eau, la régularité de la coupe du bois. Des moments de pur cinéma, simples et beaux, qui montrent sans autre intention, sans mots. Présentation plus que sens. Un peu plus parfois, quand Hana, la fille du coupeur de bois, regarde intensément un tronc. Le film montre aussi la communauté restreinte qui vit là, sa convivialité, sa conception de la vie en harmonie avec cet environnement. Et qui parle de plumes de faisan et de glamping.

Le problème crucial de la fosse septique

La première réunion d’information tourne mal pour le clan des promoteurs. Le couple d’informateurs reste dans des généralités que les locaux décryptent parfaitement. Sur des problèmes de fosse septique, ils déclarent finalement leur incompétence et leur impossibilité de décider eux-mêmes. De retour à Tokyo, ils transmettent à leurs chefs. Dans une scène caricaturale et drolatique, les patrons en visioconférence décident d’envoyer à nouveau leurs émissaires pour « acheter » par des cadeaux ridicules quelques personnalités sur place.

Les deux représentants des promoteurs. Photo NEOPA Fictive 2023


Et là, le film passe du côté du couple employé par l’agence. Leur position n’est bien sûr pas celle de leurs patrons. Mais on découvre qu’ils se connaissent mal, et qu’au fond, lorsqu’ils se racontent l’un l’autre dans une longue séquence en voiture comme Hamaguchi sait les faire, ils sont assez vulnérables. Images qui mettent en exergue la parole porteuse de sens, de récit, d’ambiguïtés aussi.

La deuxième rencontre entre les deux mondes, au cœur de la forêt chez Takumi le coupeur de bûches taiseux, passe progressivement dans un nouveau registre. Un registre inclassable, entre conte, histoire initiatique, croyances ancestrales ou credo animiste. Le représentant de l’agence, sans craindre le ridicule, découvre la coupe de bois, et voudrait entrer dans le monde de la nature. Sa collègue n’en est pas loin. Mais la nature elle-même et les cerfs vont en décider autrement, pour nous proposer une fin mystérieuse qui, au fond, n’a pas forcément besoin d’éclaircissement. Les deux clans n’existent plus vraiment, les deux cultures se brouillent. Les hommes disparaissent, reste la nature…

Ressentir le cinéma

Et les images, et la musique, qui sont le bon côté de la culture ; le cinéma en tant que créateur de sensations chez le spectateur. Ressentir les images et les sons, et par la même occasion le message. Ce projet, émanation du système qui nous dirige, donc de la culture du rentable, va à l’encontre de l’évidence du monde que l’on habite. « L’eau coule toujours vers le bas », rappelle plusieurs fois le maire de la commune. Le message du film est à ce niveau-là. Son importance est dans la manière de le dire, dans ce style cinématographique si particulier de Hamaguchi qui mélange les puissants ressorts du cinéma à la lutte des classes modernes, qui passe par la lutte pour défendre la nature. L’émotion de l’art plus forte que la politique ?


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Commentaires

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  1. Dans l’Ancien Testament au début de la Genèse il nous est dit qu’il y a au milieu du jardin ( paradis) un arbre , arbre de la connaissance “du bien et du mal”. Cette traduction -du bien et du mal- universellement connue et adoptée n’est qu’une des traductions. Une autre qui, me semble-t-il , convient bien à ce que nous donne à voir ce film est ” arbre de la connaissance de ce qui est accompli et de ce qui n’est pas encore accompli” ce qui permet de sortir du cercle infernal : bien-mal , vision qui enferme l’être humain dans un sentiment de culpabilité permanente s’il s’y ajoute que nous sommes fautifs de …. (les religions et les religieux de toutes obédiences monothéistes se chargeant de nous dresser le catalogue de nos méfaits, mal faits !) .
    Penser que ce qui n’est pas équilibré, harmonieux, en souffrance demande (juste) de rechercher ce qui n’est pas encore accompli pour l’accomplir est une autre vision de l’humanité qui ne l’oublions pas , selon ce texte a goûté à l’arbre de la connaissance (cum gnoscere, en relation avec la gnose, avec ce qui est caché).

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